Le transfert de la rigueur au budget de l’État
La figure de la rigueur se transfère au rôle de l’État quand il s’agit de l’articulation entre la modération des dépenses d’énergie et des pratiques de consommation et la diminution des dépenses de l’État. En réalité, ce que l’on appelle la « rigueur budgétaire » n’est pas autre chose qu’une réduction des engagement de l’État dans l’espace public. L’État ne consomme pas, c’est donc à ceux qu’il administre et dont il organise la vie qu’il convient de pratiquer la « rigueur » qui lui est, soi-disant, imposée. Finalement, on se rend compte que la « rigueur » ne concerne pas les entreprises ni les profits des capitaux, car « l’indulgence », pour reprendre un terme présentée dans la première partie, ne concerne que les citoyens individuels. C’est en ce point, par l’exigence de la rigueur, que l’économie politique se montre bien comme une médiation, c’est-à-dire comme une articulation entre la dimension singulière du politique et de la morale de l’économie et leur dimension collective. Les discours politiques énoncés au nom de la rigueur ne sont que des formes d’excuses, de prétextes, avancés par les états et les pouvoir pour justifier l’absence de croissance des salaires et des pouvoirs d’achat. Aux revendications de nature politique des peuples, les pouvoirs répondent par des discours moraux, ce qui conduit à des dialogues de sourds. En ce point, le discours religieux et les arguments moraux servent de légitimation à des choix politiques défavorables au plus grand nombre. « L’éthique protestante » dont parle Max Weber consiste dans la recherche d’une légitimation des pouvoirs à laquelle les peuples n’auraient rien à redire car leurs choix et leurs orientations sont fondées sur les croyances. Au-delà de la réforme et du protestantisme, sans doute, cette légitimation morale des politiques économiques, mais aussi des politiques étrangères et diplomatiques et des politiques de guerre et de violence politique se retrouve à l’époque contemporaine dans d’autres éthiques religieuses comme la politique d’Israël, les radicalismes musulmans ou la politique de l’Inde.
Éthique et responsabilité économique
Les politiques économiques ainsi fondées sur des figures morales construisent une éthique de la responsabilité. Les populations se voient considérées comme responsables, mais sans avoir les pouvoirs qui sont, en principe, articulés à la responsabilité. Ce sont les peuples qui sont appelés à rendre des comptes, alors que ce sont les pouvoirs économiques qui devraient rendre compte de leurs politiques, et, en particulier, de leur efficacité sur le plan de la vie économique des pays qu’ils dirigent. On peut distinguer et opposer l’une à l’autre deux orientations des politiques et des choix économiques. D’un côté, il y a les politiques fondées sur la recherche de la croissance à tout prix. De telles politiques fondent des orientations tournées vers la recherche d’accumulations de plus en plus importantes de capitaux. La politique monétaire, notamment, ainsi que les objectifs des pays et des acteurs économiques se fondent sur ce que l’on peut appeler, ainsi, une éthique de la croissance. Mais, en particulier sous l’influence du développement de l’écologie, une autre approche de la responsabilité est apparue au siècle dernier : ce que l’on peut appeler l’impératif de la décroissance. Il s’agit de fonder la morale de l’économie sur la recherche d’une autre rigueur, la rigueur environnementale et la rigueur de la consommation, légitimées non plus par l’engagement d’une nouvelle dynamique de l’économie et des échanges, mais sur la nécessité de tenir compte des menaces de dégradation des modes de vie et des façons d’habiter les espaces sociaux. C’est ainsi que la décroissance est apparue comme une forme d’anti-éthique de la rigueur. Une telle approche de la rigueur se fonde sur la recherche de l’égalité, mais aussi sur la diminution de l’emprise de la consommation. La responsabilité économique se situe, ainsi, dans le domaine des activités et des pouvoirs économiques et non plus seulement des acteurs singuliers, qu’il s’agit de libérer des hégémonies de l’économie de la production et des échanges.
La figure de la rigueur : une dissimulation de l’absence de projet
Au-delà, il convient de questionner une autre signification de ce transfert de l’économie politique vers une logique de la morale et de l’éthique. Si l’économie se pense ainsi en termes de responsabilité au lieu de se penser en termes d’activités et de pratiques sociales, c’est bien souvent en l’absence de projets politiques d’organisation et d’objectifs de l’économie et des politiques économiques. La rigueur s’est imposée, en particulier, dans le domaine des politiques capitalistes en raison des transferts massifs d’activités de production vers les pays moins développés qui ont conduit à des pertes d’emplois et à des destructions de sites industriels. Cette absence de projet économique tient à la disparition d’acteurs réellement économiques et à l’imposition de nouveaux acteurs et de nouveaux dirigeants, dont les identités sont fondées uniquement sur leurs pouvoirs au lieu de l’être sur leurs choix et sur leurs compétences. Au lieu d’adhérer à des orientations économiques et d’en débattre en raison de leur absence, ce n’est qu’en raison d’impératifs fixés par des pouvoirs que les acteurs du travail se livrent à ce qui devient des normes éthiques et morales au lieu d’être des identités de travail et d’activités, comme le Beruf dont parle Max Weber. La crise du capitalisme est bien là : en rendant inaudible son discours politique qu’il n’est plus capable de tenir et en laissant sans voix les pouvoirs économiques, le capitalisme, ainsi réduit au silence, ne peut plus exercer sa domination qu’en en appelant à la rigueur et à la responsabilité de ceux qu’il domine encore. La rigueur n’est qu’un autre nom de l’aphonie ou de la mutité de l’économie. En perdant la voix de l’économie, le capitalisme, ainsi réduit au silence, n’a plus, pour se faire entendre, que la rigueur qu’il impose en mettant, de cette manière, ses mots et ses pas dans ceux des institutions religieuses. Mais la rigueur, réduisant ainsi l’économie à de l’imaginaire, n’est pas un rêve d’utopie : elle est un cauchemar.
L’écologie comme politique de rigueur énergétique et environnementale
L’écologie est une approche complètement différente de la figure de la rigueur, elle élabore un autre langage et d’autres mots du thème économique de la rigueur. Comme choix et comme orientation politique, l’écologie est née au moment des excès des pollutions suscitées par l’industrialisation et des destructions de l’espace dont elle est à l’origine. En ce sens, elle constitue, comme la Réforme au seizième et au dix-septième siècles sur le plan des échanges et de la consommation, une critique politique donnant naissance à un engagement politique bien plus large. On peut considérer l’écologie comme une politique de rigueur, car il s’agit de chercher à éviter les dégradations par une orientation vers plus de modération dans les productions et dans la distribution. Mais, à la différence de celui de la Réforme, le discours de l’écologie ne s’est jamais fondé sur une orientation éthique et morale, car, justement, c’est aussi pour dénoncer la morale traditionnelle qu’est née l’écologie politique. Il n’empêche que, cherchant à réduire les excès des budgets et les restrictions de liberté qu’ils imposent, l’écologie a construit une forme de rigueur de l’économie politique, davantage fondée sur la recherche d’un partage réel des richesses au lieu qu’elles soient confisquées, justement par ceux qui, en consommant davantage, contribuent davantage à la dégradation des espaces et des paysages. C’est pourquoi l’écologie construit une autre forme de rigueur : la rigueur dans la consommation d’énergie et dans les excès de la distribution, qui don naissance à plus de dépendance et à une restriction des libertés réelles. C’est pourquoi le discours de l’écologie politique appelle à une réduction de la consommation de biens et d’énergie, notamment dans le domaine des transports et dans le domaine des modalités de l’industrialisation et du travail de bureau, d’information et de communication.