La table et le placard
Nous voilà donc informés sur le mobilier de l’Elysée : il y a un placard à côté de la table du Conseil des ministres. C’est rassurant : on pouvait être inquiet sur les commodités du palais, étant donné l’état de crise où nous sommes et auquel, bien sûr, les dirigeants de l’État ne sauraient échapper. Il y a au moins une table – c’est ce qui se voit, ce qui est ouvert, ce qui se voit, ce qui est offert aux regards de tous et, en même temps, c qui est ouvert à la discussion, au débat public. De ce côté-là de la table, soyons rassuré, il n’y a pas de report de l’élection présidentielle sur la table du Conseil des ministres. Mais bon, une table, bien sûr, elle a un dessus, et il y a un dessous. Les dessous de table, c’est bien connu, ont toujours constitué une part essentielle de l’économie de notre pays, comme de l’économie des autres pays. Les dessous de table, c’est ce qui se donne sans qu’on puisse le voir, puisque c’est ce qui se passe en-dessous, ce qui est caché par le dessus. Rappelons-nous donc bien cette règle du mobilier de l’Elysée : la table du Conseil des ministres a un dessus et un dessous. Le problème, c’est que ça y est : M. Attal a beau dire que tout est clair, manifeste, dès lors qu’il a évoqué un dessus et un dessous de la table, le doute s’est instillé dans l’esprit de nos concitoyens. C’est un peu la vieille histoire de l’espace public. S’il y a un espace public, celui du débat, c’est qu’il y en a un autre qui, lui, ne l’est pas, qui constitue, en quelque sorte, l’envers du politique, son dessous.
Mais tout cela ne serait encore rien, nous avons l’esprit large, ouvert, confiant. Tra-la-lère, nous disons-nous, s’il n’y a qu’une histoire de table, la politique va bien. Mais le mobilier de l’Elysée ne s’arrête pas là : il y a aussi un placard, selon M. Attal. Il a oublié de nous en donner la marque. Moi qui suis très intéressé, en ce moment, par les meubles de rangement pour chez moi, j’aimerais bien savoir si, à l’Elysée, le placard est Ikea ou d’une autre marque, on ne le sait pas. Mais je m’égare, direz-vous. Lamizet est encore en train de partir dans un de ses délires habituels. Revenons donc à nos moutons et à notre mobilier présidentiel. Il y a un placard. Mais ce n’est pas si simple. En effet, tout le monde sait que, dans les palais des monarques et des présidents, on trouve de tout dans les placards, même des cadavres. C’est même certainement ce qu’il y a de plus intéressant à trouver dans les placards. Sans peut-être même aller jusque là, dans les placards, il y a aussi les acteurs politiques dont on veut se débarrasser : on les met dans des placards où ils ne gêneront personne. Bref, nous sommes rassurés, il n’y a rien dans les placards à propos d’un éventuel report de l’élection présidentielle. Encore une lubie d’esprits mal tournés. Il n’y a rien dans les placards, mais, tout de même, le doute s’est incrusté dans le débat public.
Le placard et le déni
Le doute est né, parce qu’enfin, nous n’y pensions même pas, au placard. Et puis, en ce qui me concerne, pendant la vingtaine d’années au cours desquelles j’ai vécu à Paris, je ne suis jamais allé à l’Elysée, pourtant un palais national donc public. Je ne savais même pas qu’il y avait des placards. Je n’avais aucun doute, je faisais une confiance absolue aux chefs de l’État qui s’y sont succédés. Je pensais bien qu’il n’y avait rien de caché, que tout était transparent chez le président. Mais voilà que, d’un seul coup, au détour d’une phrase, le porte-parole du gouvernement a endommagé cette confiance. Et s’il disait cela parce que, justement, il y a quelque chose dans le placard ? Si cette phrase était en réalité un déni ? On sait bien, quand on s’intéresse à la parole et à la communication, l’importance du déni dans le discours. On sait bien que c’est peut-être le déni qui est le plus important, qu’il a peut-être plus de sens que les mots prononcés. Et donc peut-être y a-t-il un déni dans ces mots de M. Attal. Il y a peut-être un placard dont il dénie l’existence, alors qu’il y est peut-être vraiment. Peut-être même ce qui est ainsi dans le placard, s’il s’y trouve quelque chose, a-t-il, de fait, à voir avec le recul de la date de l’élection présidentielle. Quoi qu’il en soit, que la date de l’élection soit repoussée ou qu’elle ne le soit pas, s’il dit cela, M. Attal, c’est que le problème se pose.
Le vote
C’est ainsi que le troisième terme de ce petit texte finit par apparaître. C’est du vote qu’il est question. Si l’éventuel report de l’élection présidentielle ne se trouve ni sur la table du Conseil des ministres, ni dessous, ni dans le placard, c’est qu’il pourrait bien y être. Si le porte-parole du gouvernement croit nécessaire de dire cela, histoire de rassurer un peu ceux qui participent au débat public, c’est qu’il y a un doute. Et le doute porte sur le vote. Ce doute qui s’est inséré dans le débat à l’occasion d’un mot prononcé porte sur la date de l’élection présidentielle. Et c’est en ce point que les choses deviennent intéressantes, et importantes. Parce qu’enfin, le déni ne porte pas sur un discours concernant n’importe quoi, mais sur un discours qui concerne la date d’une élection majeure. En disant cela, le porte-parole du gouvernement vient nous dire qu’au fond l’exécutif se croit le maître du calendrier politique de notre pays. La question ne devrait même pas se poser, et le porte-parole du gouvernement ne devrait même pas avoir à nous rassurer, à nous apaiser. Le calendrier électoral devrait échapper à tout le monde. Il ne devrait pas être soumis au pouvoir exécutif, il ne devrait pas être sous l’emprise du président, d’autant moins qu’il se pourrait bien qu’il fût candidat (une fois de plus, me direz-vous, je fais ma mauvaise tête, je manifeste mon mauvais caractère, car enfin si le président sortant était candidat, il l’aurait dit depuis longtemps, histoire de ne pas bénéficier à tort d’une durée de propagande électorale excédant celle des autres candidats en échappant au décompte, ce que je peux pas croire d’un président).
Si c’est la date du scrutin qui fait l’objet d’un doute, c’est fondamentalement parce que l’exécutif laisse entendre, par le déni, qu’il pourrait bien manifester un excès de pouvoir en fixant la date comme il l’entend. Nous sommes ici à la fin de la plaisanterie. Nous n’avons plus envie de rire. En effet, une fois de plus en se dissimulant derrière le Covid-19 qui, décidément, permet à tout le monde de faire n’importe quoi et aux pouvoirs de transgresser tranquillement leurs limites, l’exécutif se donne à voir comme le maître des horloges, comme celui qui est le maître du temps politique. Le vote serait soumis au pouvoir du président. Tout se passe comme si, maître du temps, le chef de l’État organisait l’élection à sa guise. Il est vrai qu’en face de lui, les oppositions – y compris celle qui m’importe, celle de gauche – étaient incapables de la moindre résistance, comme si les oppositions, à force de se déchirer entre elles en petits morceaux, se mettaient dans une situation de soumission au pouvoir en place.
C’est ici que nous en sommes. Ce n’est plus seulement le calendrier électoral qui pourrait être dans le placard, c’est toute la démocratie qui est en train de se faire enfermer dans un simple placard. Il faut faire attention aux mots, nous le savons bien. Les mots du porte-parole du gouvernement font apparaître, par le déni dont ils sont porteurs, la réalité du pouvoir dans notre pays. Il est exercé dans l’arbitraire total de la décision du chef de l’État légitimé par une épidémie devenue une crise politique, sans que les oppositions aient la force de rappeler l’importance du vote dans la vie politique. En laissant le vote nous échapper, c’est l’expression de nos identités et de nos projets que nous laissons nous échapper. Mais en avons-nous encore seulement ?