Munich : une référence
La conférence réunissant V. Poutine et le vice-président des États-Unis, J. D. Vance, n’a pas eu lieu n’importe où. C’est à Munich qu’elle s’est tenue. Que signifie ce choix ? D’abord, c’est, en partie, un hasard : en effet, une conférence internationale sur la sécurité se réunit chaque année à Munich. Peut-être peut-on tout de même avoir l’idée que ce n’est pas un hasard si, depuis 1964, une telle conférence se réunit à Munich. Pour tous les pays, pour tous les dirigeants, pour tous les peuples qui ont connu la « première conférence de Munich », en 1938, ce nom, « Munich », nous renvoie à la conférence de Munich qui, en 1938, avait réuni le britannique Chamberlain et le français Daladier face à Hitler, au sujet de la Tchécoslovaquie. Il s’agissait de décider quelle suite donner à la revendication de Hitler du rattachement à l’Allemagne des Sudètes, minorité de tchèques de langue allemande. Mais, surtout, ce nom, « Munich », désigne, pour tous les témoins, pour tous les historiens, et pour toutes les mémoires, la capitulation de la France et de la Grande-Bretagne face à Hitler et à ses exigences. « Les cons ! », avait, paraît-il, dit Daladier au sujet des Français venus, enthousiastes, l’accueillir à son retour, voulant dire, par là, qu’il savait, lui, ce qu’il allait arriver - ou qu’il le supposait. Aujourd’hui, les acteurs et les enjeux ne sont pas exactement les mêmes, mais ce que ces deux Munich ont en commun, c’est l’abandon d’un pays européen face au totalitarisme pour les autres pays de l’espace politique international.
Da la Tchécoslovaquie à l’Ukraine
Certes, il ne s’agit plus de la Tchécoslovaquie, mais de l’Ukraine, et, comme toujours, l’histoire ne se répète jamais vraiment. Mais tout de même, il y a trop de traits communs à ces deux Munich pour qu’on puisse les ignorer. D’abord, il s’agit d’un fait commun, celui que nous avons vu : l’Europe reconnaît son échec en abandonnant un pays à la Russie, comme elle avait abandonné à Hitler, en 1938, les Sudètes, les Ukrainiens aujourd’hui. La Russie parvient à imposer sa violence à un autre pays, alors que les états du monde s’étaient pourtant donné pour mission, en 2024 comme en 1938, de sauver un pays du totalitarisme d’un autre. Par ailleurs, à Munich, ce qui était en question, c’était la Tchécoslovaquie, et cela nous ramène à 1968 et à la soumission par la violence et par la force armée de ce pays par la Russie. En nous rappelant qu’en 1938, à Munich, les Européens ont accepté l’invasion du pays des Sudètes dans la Tchécoslovaquie, nous nous rappelons aujourd’hui qu’en 1968, a eu lieu le conflit entre la Russie et le monde et nous ne parvenons pas à libérer l’Ukraine de son occupation par la Russie de V. Poutine, notamment parce que nous sommes abandonnés par les États-Unis de D. Trump.
L’absence de l’Europe, et la quasi-absence de l’Ukraine
La conférence de Munich aura eu lieu, cette année, entre les États-Unis et la Russie, sans l’Union européenne et presque sans l’Ukraine. Cela signifie que les États-Unis et la Russie abandonnent l’Ukraine, mais, surtout, le font sans la moindre concertation avec l’Europe. Tout semble se passer, en quelque sorte, comme si l’Europe n’existait pas pour les États-Unis et pour la Russie, comme si ces deux pays régnaient seuls sur l’espace européen. Quant à l’Ukraine elle-même, elle n’aura été invitée qu’à la dernière minute, et elle n’aura été ni entendue ni reconnue par les partenaires de la négociation. Cela signifie, ainsi, que ce n’est pas l’identité nationale qui est en question au cours de cette conférence, mais qu’il s’agit seulement de la confrontation entre les forces de deux pays considérés comme les seuls pays souverains. Peu à peu, se profile une recomposition des identités dans l’espace géopolitique, qui se reforme autour de pays nouveaux, comme la Chine et peut-être l’Inde - mais sans l’Europe. C’est un véritable remodelage des nations qui a lieu de nos jours, une géopolitique qui est en train de s’inventer, mais dont les pays d’Europe risquent de faire les frais s’ils continuent à manifester une véritable faiblesse.
La victoire de la violence
C’est que c’est bien de cela qu’il s’agit. Ce n’est plus la parole qui gagne, avec les négociations, les débats, les échanges : ce n’est que la violence. Alors que nous étions encore dans un monde dans lequel la géopolitique pouvait se concevoir en se fondant sur la communication entre les pays, le monde dans lequel nous vivons est un monde de violence et de rapports de force. Cette victoire de la violence est la seule manière de comprendre ce qui se passe de nos jours. Peut-être, finalement, cette guerre de la violence, cette victoire de la mort, ce triomphe de l’absence de parole ont-ils commencé le 11 septembre 2001 à New York. Ce jour-là, la guerre ne fut plus seulement menée ni remportée par des armées, par des états, mais par des actes seulement faits de violence et des acteurs porteurs de mort, et non comme dans « les guerres d’avant », par des exigences politiques. Ce jour-là, la violence est venue consacrer le silence et la perte de la parole. Ce n’était plus la politique qui donnait un sens à un monde qui avait fini par n’en plus avoir, mais c’était la force aveugle et la mort sans signification qui habitaient le monde et qui en chassaient la culture, la parole et le sens.
Un monde de peur
Rappelons-nous ce simple mot, « terrorisme ». Il s’agit bien de cela. Au lieu de convaincre, de susciter l’adhésion à un projet, il s’agit seulement de faire peur. Au lieu de gouverner par les mots, il s’agit de régner par la violence. Le pouvoir a changé de nature. Alors que le pouvoir constituait, jusqu’à ce moment, le réel du politique, la manifestation d’une supériorité reconnue par ceux sur qui elle pouvait s’exercer, par la parole, ou par des lois certes imposées, mais admises, c’est la peur qui fondait le pouvoir - comme ç’avait été le cas au temps du nazisme. Ce monde de peur qu’est devenu l’espace de nos vies après la destruction des tours de New York nous a rendus muets. Depuis ce jour, nous n’avons plus eu de parole. Nous avons perdu les mots qui nous permettaient de comprendre le monde. Si les acteurs de la violence terroriste ont pu ainsi s’imposer dans les pays du monde, c’est parce que les nations ont laissé la voie libre à leurs excès et à leurs morts. C’est ainsi qu’après les violences du Hamas, Israël n’a trouvé à répondre que par des violences et des guerres encore plus douloureuses. C’est ainsi qu’après la violence russe tentant de s’emparer de l’Ukraine, les pays du monde n’ont rien trouvé d’autre que la guerre. C’est ainsi que, quand les habitantes et les habitants des États-Unis ont eu à se donner un chef, ils n’ont trouvé que le fou que nous connaissons, sans raison ni parole avec son équipe d’activistes sauvages. C’est ainsi que, progressivement, sans que nous nous en rendions véritablement compte, dans les mots par lesquels nous disons le politique, le mot « activiste » a, peu à peu, remplacé le mot « militant ».
Un constat d’échec de la démocratie
Dans le monde que nous vivons aujourd’hui, il semble que la démocratie n’ait plus sa place. Ce n’est plus le démos, le peuple, qui a la place du pouvoir, mais la violence. Dans la lutte infinie entre la démocratie et le totalitarisme, peu-être, au bout du compte, la démocratie a-t-elle perdu. Mais ne nous trompons pas sur ce qui peut sembler un échec de ce que, quelque temps avant la Révolution, Montesquieu désignait comme le pouvoir de la vertu. Si la démocratie a perdu et si la violence a pu vaincre, c’est, avant tout, parce que ce ne sont plus les forces du débat et de la liberté qui se sont mises à gouverner le monde, mais celles de l’argent et du capital. Pas plus que la guerre et la violence, l’argent n’a de parole ni le capital de sens. Comme les guerres, l’argent gouverne sans paroles et sans autre orientation que celle de la recherche d’un « plus-d’argent », comme le psychanalyste J. Lacan parle d’un « plus-de-jouir ». Avant de laisser l’argent et la violence gouverner le monde, peut-être nous reste-t-il encore un peu de temps pour retrouver la liberté.
Pour finir, encore et toujours, écoutons les mots de Paul Éluard, écrits quatre ans après Munich :
« Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté ».