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Billet de blog 20 mars 2025

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HORREUR ET CRIME : LES ATTENTATS DE 2015 SUR "CHARLIE-HEBDO" ET L'HYPER CACHER

C’était il y a un peu plus de dix ans.En janvier 2015, une véritable tuerie avait lieu dans les locaux de « Charlie Hebdo » et dans ceux du supermarché « Hyper Cacher », à Paris. Revenons sur ces événements avec notre regard d’aujourd'hui.

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Dix ans : le temps de la mémoire

Pourquoi reparler de ces événements plus de dix ans après ? Dix ans, c’est le temps qu’il faut à la mémoire pour remplacer l’événement : c’est le temps de l’archive. C’est pourquoi, au bout de ces dix ans, on peut commencer à réfléchir, à tenter de trouver des significations à ce qui n’en a pas : la décennie qui s’achève est le temps qu’il faut pour mettre de la parole, des mots, sur le manque laissé par la violence de ce qui s’est produit. Dix ans représentent aussi le temps de la distance : nous pouvons nous cliver, entre celles et ceux qui ont vécu ces événements ou qui en ont été les témoins et celles et ceux d’aujourd’hui, qui mettent des mots et des images sur eux, pour pouvoir en parler, les raconter, se les rappeler ou les rappeler à d’autres. Le travail des médias est, ainsi, double : sur le moment, ils racontent, dans l’immédiat, ce qui se passe, en disant les mots des témoins et ceux de l’émotion, et, dix ans après, ils mettent en scène un autre récit, fondé sur les mots de l’histoire et de la mémoire, dans lequel l’émotion n’est plus la même. Mais ces dix ans sont aussi, pour nous, le temps de l’universalisation de la violence. Peut-être, une fois de plus, reparlons-nous du 11 septembre 2001, car ce jour fut celui d'une première mise en scène de l’horreur de la violence islamiste dans une grande ville, qui fut réduite au silence. Ce n’était pas il y a dix ans, c’était il y a plus de vingt ans, mais ces événements s’inscrivent dans la même suite, celle de la fin du politique. Le temps de la mémoire est là pour que nous ne risquions pas d’oublier qu’il y a eu des précédents à « Charlie Hebdo » et à l’Hyper Cacher. Depuis cette date, tout le domaine politique est remis en question, dans tous les aspects de la vie sociale, dans toutes les institutions, dans tous les espaces de débat et de parole.

Le terrorisme : la terreur à la place de la politique

Comme elle ignore l’émotion, la terreur n’a pas sa place dans l’espace public. Ce qui se joue depuis 2001 pour se limiter à notre époque, c’est la disparition de l’espace public, des lieux de parole et de rencontre de l’autre - la disparition du politique. Qu’elle soit imposée par ceux que l’on appelle, justement, les « terroristes » ou qu’elle soit éprouvée par les autres, la terreur suspend le politique, l’enferme entre les parenthèses de la violence. Après la Révolution de 1789, le temps de la Terreur fut le temps où la politique avait disparu. De nos jours, d’un côté, les terroristes veulent mettre fin au politique, ils ne savent pas ce que sont les mots, et, donc, par leurs actes, ils veulent empêcher la parole. De l’autre, les victimes ou les témoins de ces actes sont aussi en-dehors des mots, parce qu’ils ne sont pas dans le temps de la parole, mais dans celui de l’urgence. La terreur, c’est la fin du débat, de la parole, de la relation à l’autre. La violence du terrorisme censure les mots, mais, quand on est plongé dans cette terreur, on n’a pas le désir des mots, c’est à peine si, dans cette urgence, on trouve encore le moyen de penser. À cet autoritarisme de la violence terroriste et à sa censure des mots, est censée répondre la violence de l’État, celle des mesures sécuritaires, qui, à leur façon, marquent, elles aussi, la fin du débat et de la parole. La violence de l’État et celle des terroristes sont prises dans un cercle vicieux qui n’a pas de fin. C’est aussi pour cela que l’on peut seulement commencer à dire les mots de la terreur dix ans après.

Le terrorisme islamiste n’est pas l’islam

Il a beaucoup été question au cours de tous ces événements du « terrorisme islamiste ». Mais, d’abord, l’islamisme n’est pas l’islam. La culture de l’islam est un ensemble de représentations, de mots, justement, tandis que l’islamisme repose sur le silence de la violence et sur la négation de l’autre, de la parole : le terrorisme islamiste transforme en guerre la relation à l’autre qui se noue dans les espaces de la religion et de la culture. Les terroristes d’Al Qaida et des autres mouvements du même genre ne veulent pas des mots, ils ne recherchent que la guerre. Or la religion ne se confond pas avec la guerre. De la part des terroristes islamistes, s’emparer des mots de l’islam est un vol : les islamistes d’Al Qaida et des autres organisations de ce genre volent la légitimité de l’islam ; on pourrait dire aussi que, par ce vol, ils violent l’islam, comme ceux qui s’emparent de la religion et de la culture juives violent le judaïsme quand ils se légitiment de lui pour imposer la violence de la guerre de Gaza. La montée des violences à notre époque, fait disparaître les cultures et les institutions - y compris les institutions religieuses, pour ne remplir l’espace public que par du sang et de la mort. C’est pourquoi le terrorisme islamiste ne se confond pas avec l’islam, de même que l’intégrisme sioniste ne se confond pas avec la culture juive. Au lieu des échanges et des paroles, ils n’ont que des violences à mettre dans la société, pour, finalement, détruire le contrat social tout entier.

Le retour de la colonisation

Mais nous ne parlons pas ici de n’importe quel terrorisme : nous parlons bien du terrorisme islamiste. Nous ne pouvons pas méconnaître notre responsabilité dans de tels actes : le terrorisme islamiste, et, au-delà, ce que l’on appelle le radicalisme islamiste, ne sont pas autre chose que le retour de la colonisation, comme à l’envers. Confrontés à une telle violence, nous payons le prix de la colonisation que nous avons imposée aux pays arabes que nous avons cru conquérir. Finalement, la tentative de conquête de notre pays par les islamistes n’est que la réponse à la conquête de l’Algérie en 1830. Que sommes-nous allés faire à cette époque en Algérie ? Pourquoi avons-nous cherché à agrandir la France, en tentant de rejouer de l’autre côté de la Méditerranée ce que Napoléon avait tenté de faire en Europe ? Le fantasme de l’empire est une vieille histoire : tous les pays, sans doute, à commencer, justement, par Israël en Palestine, ont tenté de se transformer en empires, en tentant d’établir leur hégémonie sur les peuples qu’ils croyaient dominer. En ce sens, la violence islamiste n’est qu’une façon de rejouer, contre « Charlie Hebdo », contre « l’Hyper Cacher », et, depuis, dans tous les lieux où elle se manifeste, le fantasme de l’empire. Manière de nous faire comprendre ce que les Algériens ont pu éprouver en 1830. Pour en finir avec la violence terroriste de cette nature, nous devons, avant tout, en finir avec les fantasmes de l’impérialisme.

Ségrégation et discrimination

En pratiquant toutes sortes de discriminations et de ségrégations dont, dans notre pays, sont victimes les personnes de culture arabe mais aussi les personnes de culture juive, nous préparons les autres discriminations à l’égard de celles et de ceux qui ne sont pas de culture arabe et musulmane ou de culture juive dans les pays qu’ils habitent. Mais, au-delà, ce qui est en train de se préparer sous nos yeux, c’est un monde de discriminations et de ségrégations. De ce point de vue, ne nous arrêtons pas aux formes visibles de discriminations. Une autre violence discriminatoire se manifeste dans tous les domaines de la vie sociale, qu’il s’agisse du logement et de la discrimination manifestée par les banlieues devenues des ghettos, des inégalités dans le domaine de la santé ou dans celui de l’éducation. Les attentats contre l’Hyper Cacher et contre « Charlie Hebdo » ne faisaient que manifester dans les gestes de la violence et de la mort l’ampleur des discriminations qui finissent par faire disparaître l’espace public qui était le nôtre. Les actes terroristes commis il y a dix ans, mais aussi ceux qui ne cessent pas de l’être depuis, ne sont que des manifestations particulièrement violentes des discriminations et des ségrégations dont est fait notre monde contemporain - et, quand j’écris « notre monde », c’est bien pour dire que cela n’est pas propre à la France. C’est le travail du politique de mettre fin à ces violences discriminatoires qui nous empêchent de nous reconnaître en l’autre, et, aussi, de lui parler et de l’entendre. 

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