Ça commence par un mot, au détour d’un article paru dans Mediapart du 15 juillet. Caroline Coq-Chodorge l’a cité dans un texte consacré au rassemblement parisien du samedi 15 juillet destiné à protester contre les violences policières. « On veut nous invisibiliser, nous silencier », y avait dit Omar Slaouti, l’un des organisateurs de ce rassemblement. Les mots, c’est toujours intéressant, voire passionnant, car c’est dans les mots que notre voix parle, mais c’est aussi que la politique se dit et, ainsi, qu’elle construit son sens. C’est pourquoi j’ai envie que nous nous arrêtions un peu sur ce mot nouveau. Ce mot, silencier, est attesté comme rare dans le Trésor de la langue française, qui en propose quelques exemples puisés dans la littérature. C’est bien cette rareté qui pousse à s’interroger sur l’emploi de ce mot.
Réduire au silence
Bien sûr, c’est le premier sens de ce mot. Omar Slaouti explique que le projet du pouvoir, en interdisant la manifestation prévue samedi dernier, le 15 juillet, est de nous rendre invisibles et silencieux. Réduire au silence, c’est priver de son comme priver d’image. Silencier, c’est, ainsi, condamner à ne plus être audible, finalement à ne plus exister dans l’espace public. Et même davantage : à interdire l’accès à l’espace politique. Chantier interdit au public, espace politique interdit au public. En nous silenciant, en nous réduisant au silence, le pouvoir nous exclut de l’espace du débat, il nous interdit l’accès au débat, à la contestation, à la confrontation. Mais, en même temps, en réduisant au silence l’autre, l’adversaire, le pouvoir peut se livrer tout seul, sans contrôle, sans avoir de comptes à rendre à personne, à ses petites manœuvres, à ses petites combines, à ses petits gestes policiers minables de surveillance. En nous réduisant au silence, le pouvoir est tranquille, il étend son emprise comme il le souhaite. Enfin, en nous réduisant au silence, le pouvoir s’approprie le monopole de la parole. Il devient le seul à se faire entendre. Réduire l’autre au silence, c’est le priver de parole, censurer sa parole, et, de cette manière, ne faire entendre que la voix du pouvoir dans le concert politique. Réduire au silence, c’est exercer à l’égard de l’autre la violence de la censure.
Rendre silencieux
Il y a plus : silencier, c’est faire de nous des personnages silencieux, des personnages qui se caractérisent par le silence. En nous silenciant, le pouvoir change notre identité, il transforme le peuple qui parle en une sorte d’animal silencieux. Il peuple d’espace public de robots qui ne sont plus que des machines, sans parole, sans voix. Tiens, d’ailleurs, c’est une association importante que l’on peut faire : cela commence par priver l’autre de sa voix en lui interdisant la parole, mais, du coup, c’est le priver de sa voix et, de cette manière, c’est l’empêcher de prendre sa part des décisions et des choix manifestés par le vote. C’est que le vote, c’est un décompte de voix, et, en nous enlevant notre voix, le pouvoir nous chasse du vote. Silencier, rendre silencieux, c’est faire de nous des robots sans expression, mais, en même temps, c’est nous voler notre citoyenneté, nous empêcher d’avoir un rôle dans la démocratie. Enfin, rendre silencieux, c’est construire un espace sans sons, un espace muet. Mais un espace dans lequel on ne peut rien entendre, c’est un espace mort. Silencier, c’est donner la mort, c’est tuer. Comme la guerre. Il y a quelque chose d’une guerre dans le projet de silencier, parce qu’il s’agit de plonger l’autre dans la mort. Chercher à rendre l’autre silencieux, c’est une des multiples façons de lui faire la guerre. Le pouvoir fait la guerre au peuple. Après lui avoir fait la guerre au peuple lors de la réforme des retraites, le pouvoir lui fait la guerre en l’empêchant de manifester et en envoyant la police tuer. À la fois au sens propre, car c’est un mort qui a déclenché la protestation, et au sens figuré en cherchant à tuer la parole de celles et de ceux qui veulent s’exprimer dans l’espace public. Rendre silencieux, c’est ne plus laisser au peuple que la violence pour s’exprimer dans la rue, et, ainsi, ne plus lui répondre que par la violence. Rendre silencieux, c’est faire de la rue un espace de silence et de ruines.
Silencier et licencier
Rapprocher, ainsi, ces deux mots voisins, silencier et licencier, c’est un peu plus qu’un jeu de mots. Licencier et silencier ont les mêmes sons, la même musique (ou, plutôt : la même absence de musique). La musique des mots dit ce qui, en eux, va au-delà du sens, ce qui en appelle à notre inconscient, à notre voix inconsciente qui scande notre parole consciente. Le lien des sons entre silencier et licencier permet de mieux comprendre la signification de silencier. En effet, en privant de voix et de parole, le pouvoir prive d’identité. Mais c’est aussi cela, licencier, c’est faire perdre à l’autre l’identité qui lui était reconnue, dont il était porteur grâce à son travail et à son emploi. Dans le silenciement, c’est de l’identité qu’il est question. Il s’agit de nous faire perdre notre identité politique, de même que le licenciement nous fait perdre notre identité de travailleuse ou de travailleur. L’identité est toujours affaire de reconnaissance. C’est la reconnaissance de l’autre qui nous donne notre identité, qui la construit, qui la façonne. Encore la vieille histoire du miroir dans lequel nous nous reconnaissons à la manière de l’autre. Mais c’est notre voix et notre parole que l’autre ne peut plus reconnaître (ou plutôt : ne veut plus reconnaître) en nous silenciant. Nous ne parlons plus seulement de politique, ici - ou plutôt nous parlons d’un domaine qui va bien au-delà du politique. Nous parlons de la perte d’identité, c’est-à-dire de la folie. Nous savons tous que, quand nous sommes privés d’identité, y compris quand nous sommes licenciés de notre emploi, nous pouvons basculer dans la folie. Dans ce mot nouveau, silencier, c’est aussi de folie qu’il est question. Depuis le début de cette « crise », le pouvoir fait errer le pays dans la mort dans la folie.
Le silence en politique
C’est bien cela, le problème. Qu’est-ce que le silence ? Le silence, c’est la fin de la parole, et, donc, de l’identité, mais, par là même, c’est la fin du débat, au, au-delà, la fin du politique. Pascal, encore : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». C’est une belle phrase des Pensées, ce serait même un beau vers. Mais il y a autre chose : il y a cette signification réelle. Le silence est infini et il fait peur. Silencier, c’est situer dans un monde sans limites. C’est bien le problème du pouvoir macronien : comme ces enfants qui ne savent pas encore ce qu’est la loi et qui essaient de l’apprendre en allant jusqu’au bout pour apprendre à situer la frontière entre le permis et l’interdit, le pouvoir macronien ignore la loi. En nous silenciant, il tente de s’affranchir des frontières qui limitent ses projet, ses propos, ses actions. Le pouvoir macronien tente d’éteindre la parole de l’autre pour pouvoir étendre son pouvoir à l’infini - ou plutôt : pou pouvoir se donner l’illusion que son pouvoir est infini. C’est qu’il ne s’agit que d’un fantasme. Depuis son élection, Emmanuel Macron vit dans le fantasme d’un pouvoir infini en ignorant le peuple. Mais nous devons aller plus loin. Le silence infini effraie. Il y a de l’angoisse dans le silence, parce qu’en ignorant la parole de l’autre, on finit par ignorer la sienne propre. C’est le politique tout entier qui devient fou dans le silence, parce que le politique, c’est toujours de la parole. En politique, le silence n’est pas autre chose que l’absence de parole et, ainsi, l’absence de signification. Peut-être la preuve de sa folie est-elle que le pouvoir ne se rend pas compte qu’en nous silenciant, il finit par prendre le risque de se silencier lui-même. Depuis qu’il est au pouvoir, comme cela a été dit plusieurs fois, y compris ici même, Emmanuel Macron mène une politique de mort. La censure de la parole est la fin du débat, et, ainsi, elle est la fin du politique. Un pays sans parole est un pays mort. Silencier, c’est donner la mort.