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Billet de blog 21 septembre 2023

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LE TEMPS DE LA RUPTURE

Le monde semble avoir atteint un point de rupture : la protestation contre la réforme des retraites, la violence de la guerre, en Palestine et en Ukraine, la montée des inégalités : tout cela manifeste une véritable rupture politique.

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Pourquoi parler de rupture ?

Il a toujours existé des coupures, des affrontements, des face-à-face, mais, aujourd’hui, ces antagonismes deviennent violents, plus et, surtout, plus souvent, qu’auparavant : la moindre opposition politique devient une rupture violente. Sans doute est-il important de questionner une telle évolution du politique. Tandis que le monde politique a toujours reposé sur des oppositions, que les identités politiques se définissent par des confrontations, comme la gauche qui se définit par son opposition à la droite, ou comme la lutte des classes, la différence entre ces temps « d’avant » et l’époque contemporaine est que, dans les temps que nous avons pu connaître avant aujourd’hui, il s’agissait, avant tout, pour des acteurs politiques de prendre la place de ceux à qui ils s’opposaient. Il ne s’agissait pas de détruire le monde, mais d’en remplacer un par un autre, appelé, ainsi à lui succéder. L’histoire politique était, ainsi, faite, de ces successions, de ce que l’on avait pu appeler ces « remplacements ». Il semble qu’aujourd’hui, le monde politique soit soumis à des acteurs qui ne cherchent pas à l’améliorer, à le rendre plus supportable ou plus juste, mais à le détruire. Si, pour illustrer cela, l’on prend l’exemple de la réforme des retraites, le projet de cette réforme n’était justifié par rien, par aucune rationalité politique, mais par la seule volonté d’en finir avec un système peut-être considéré comme trop égalitaire. Le conflit qui s’est déroulé autour des « mégabassines » et de la question de la gestion de l’eau agricole a figuré un autre exemple de cette répression seulement destiné par le pouvoir à faire étalage de sa force. Si l’on prend l’exemple de la guerre en Ukraine, il ne s’agit même pas tant, pour Poutine, de conquérir un pays que de manifester une force illusoire par une guerre et un déchaînement de violence qui, de plus, le met en opposition avec l’ensemble du monde que j’appellerais civilisé.  C’est en ce sens que je parle de rupture : les pouvoirs politiques finissent par ne plus avoir d’autre but que d’installer la violence dans les pays sur lesquels ils règnent - sans autre signification que l’absence de sens dans la mise en œuvre de la violence.

La mutation des formes de la protestation

Dans ces conditions, la protestation même a changé de mode d’expression. À la rhétorique classique de l’opposition et de l’adversité politique semble avoir succédé le simple projet de se faire entendre - de se faire reconnaître une voix face à des pouvoirs qui n’entendent rien. Les exécutifs souverains condamnent les adversaires sans les entendre, ils protègent ce qui, en réalité, n’est qu’une faiblesse en la recouvrant d’un manteau illégitime de censures et d’interdits. En fait, d’ailleurs, la censure n’est pas autre chose qu’une autre forme de la rupture, puisqu’elle consiste à ne plus accepter le débat, à ne plus s’exposer à la confrontation en courant, ainsi, le risque de perdre le pouvoir, mais à seulement empêcher la parole de l’autre et à le réduisant, ainsi, à ne plus avoir à sa disposition, pour se manifester, que la violence et le cri, comme l’illustre le fameux tableau de Münch. Les manifestations politiques, en France, ont connu cette mutation des formes de la protestation en remplaçant les mots par les actions : les diverses façons pour les protestations de dégénérer dans des actions seulement violentes comme les pillages ou les dégradations de biens ne sont que les formes que peut revêtir ce que l’on peut appeler cette rhétorique de la rupture, qui me semble caractériser le monde politique contemporain. La rhétorique de la rupture a cette particularité qu’elle n’est pas seulement mise en œuvre par les oppositions mais qu’elle peut l’être aussi par les pouvoirs eux-mêmes, comme on l’a vu en Ukraine ou en Italie dans les hésitations de la politique de G. Meloni. Cette mutation des formes de la protestation fait de la rupture et du rejet de l’autre le seul projet de manifester des antagonismes.

L’absence d’écoute et de parole

Dans ces conditions, il semble ne plus avoir d’écoute de l’autre et de parole exprimant son projet. Le lieu et le temps du débat ont toujours été ceux de l’opposition par les mots. Dans notre pays, la gauche s’est empêchée elle-même de gouverner en rejetant le projet de la Nupes parce qu’il laissait trop de place aux Insoumis et à J.-L. Mélenchon, alors qu’il aurait été, en 2022, le seul moyen, pour elle, de se trouver au pouvoir. C’est aussi de cette manière que l’exécutif macronien a enterré sans même en reparler des projets comme celui qui avait été proposé par J.-L. Borloo en 2005 sur la politique de la ville. C’est, d’ailleurs, justement, la différence entre débattre et combattre. Pour ne pas avoir à débattre, E. Macron et G. Darmanin envoient contre les manifestants des policiers armés en leur permettant de faire usage de leurs armes jusque’à tuer. Cette absence d’écoute et de parole remplace l’espace politique par celui de la guerre - entre les pays, entre les partis ou entre les pouvoirs et leurs oppositions. Il n’y a plus de mots dans l’espace politique, car ils sont remplacés par ce que Clausewitz appelait le « brouillard » de la guerre. Il n’y a plus de mots, et, ainsi, il n’y a plus de pensée ni de projets. Le pouvoir semble n’avoir été conquis par E. Macron en 2022 que pour lui permettre de l’exercer, et cela explique qu’il semble n’avoir plus d’autre parole que celle de la condamnation. C’est ce qui s’est produit aussi aux États-Unis où le seul projet de Trump, en-dehors de bénéficier personnellement de ses pouvoirs, ait été d’empêcher les démocrates et J. Biden de parvenir au pouvoir - alors qu’ils n’avaient tout de même rien de révolutionnaire.


La rupture du débat

C’est cette fin du débat qui nous interroge, car il s’agit d’une rupture du politique. Cela permet de mieux comprendre la montée des partis qui, en France ou en Italie, ne cherchent que l’exclusion ou la discrimination. Cela permet aussi de mieux comprendre que l’opposition à J.-L. Mélenchon n’ait pas reposé sur une discussion de ses propositions, quitte à les rejeter par la suite, mais à sa seule exclusion du champ politique, reposant sur une accusation d’illégitimité. C’est aussi ce qui explique, mais, certes, depuis des années, le déclin des partis politiques et le manque d’adhésion des jeunes au politique. Les jeunes rejettent le politique qu’ils ignorent, tandis que les pouvoirs rejettent les jeunes qu’ils ignorent. La véritable rupture du politique est là : dans la perte du débat et dans la censure de la parole et du discours. Cette rupture du débat et l’impossibilité de parler consiste dans la même évolution - si l’on peut parler d’évolution - que le remplacement des mots par la violence. Rappelons-nous les propos du même E. Macron à propos du Covid-19 : « nous sommes en guerre », disait-il, comme si l’on pouvait faire la guerre à un virus. Cet état de guerre permanent dans lequel nous a plongé E. Macron dans sa façon d’exercer le pouvoir ne lui est pas propre, mais il représente l’expression globale de ce temps de la rupture dans lequel le politique semble, aujourd’hui, se noyer. Le débat a été rompu dans le remplacement des mots par la guerre. Mais la fin du débat implique aussi la fin des projets et l’absence d’identité.C’est cette absence de débat et de parole qui explique qu’aujourd’hui, l’espace politique ne connaisse qu’un seul temps : celui de la violence. Comme il n’y a plus de mots pour le débat et pour le projet, les engagements politiques n’ont plus de sens, le politique ne consiste plus que dans des affrontements sans signification, car la violence n’a pas de sens : quand la violence met fin aux mots, le politique ne signifie plus rien. Pour exister, il lui faut tout détruire.

Le temps de la rupture dans le temps long

Une fois de plus, rappelons-nous Braudel et son exigence de penser l’histoire dans le temps long. Sans doute importe-t-il de penser ce temps de la rupture dans le temps long. Pour celles et ceux de ma génération, la guerre de 1939-1945, et, au-delà, les crises des années trente, étaient encore présentes, vivantes même, dans les paroles de nos parents, qui les avaient, eux, vécues. Cela avait institué une forme d’exigence - voire d’éthique - qui entendait tenir le politique à l’écart de semblables crises. Cela explique qu’à l’issue de la guerre, en France et en Italie, les partis communistes aient conquis, par leurs actions dans la résistance, une légitimité politique reconnue par tous. Cela explique aussi le rôle de l’État dans la reconstruction de l’après-guerre et l’institution de logiques économiques fondées sur la reconnaissance d’une sorte de domination de la vie économique par l’État - d’où les nationalisations et la part prise par les pouvoirs politiques dans la conception et la mise en œuvre de grands projets. Cette emprise de la culture politique issue de la guerre s’éteint peu à peu, et, ainsi, les logiques du marché deviennent de plus en plus importantes. Surtout, les logiques du projet qui se pensent dans le temps long s’affaiblissent pour être peu à peu remplacées par des logiques du profit qui viennent dominer les politiques engagées par les pouvoirs au détriment de toute exigence de santé publique ou de culture - comme on peut le voir dans les débats européens sur le glyphosate. C’est aussi cela qui explique que l’on en soit venu, aujourd’hui au temps de la rupture. Il ne s’agit plus de penser des projets,  mais de détruire ce qui est construit, pour mieux affirmer sa force. La censure, au sens freudien du terme, instituée à l’issue de la guerre s’est désormais affaiblie au point que le politique n’entend plus les mots et ne parle plus. La figure de la rupture est aussi celle du silence - plus même : celle de la violence du silence. 

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