Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

362 Billets

1 Éditions

Billet de blog 21 décembre 2023

Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

COMPROMISSION OU ACCORD ?

Le suspens est terminé. L’Assemblée nationale a adopté ce qui n’est plus un projet de loi, mais ce qui est devenu la « loi Darmanin » sur l’immigration en France. Mais ce n’est pas si simple.

Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La loi Darmanin et la rupture du principe de l’égalité

Ce qui fonde la « loi Darmanin », c’est la rupture du principe de l’égalité, qui, pourtant, fondait notre république, depuis le début. Ces mots magnifiques, « Liberté, égalité, fraternité », inscrits sur la façade des bâtiments publics, des écoles, ne veulent plus rien dire. Ils ont perdu leur réalité, car notre pays, désormais, ne reconnaît plus le principe de l’égalité. La loi Darmanin sur l’immigration met fin à la reconnaissance de l’égalité, puisqu’elle instaure l’existence de deux sortes de femmes et d’hommes dans notre pays, les français et les autres, celles et ceux qui peuvent se prévaloir de la nationalité française et celles et ceux qui ne le peuvent pas - ou qui le peuvent pas encore. Notre pays ne reconnaît plus la légitimité ni l’autorité de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, alors qu’il avait imaginé, au moment de la Révolution de 1789, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à laquelle se réfère toujours notre constitution dans son préambule.Le principe de l’égalité entre toutes et tous ceux qui vivent dans notre pays n’est plus un principe fondateur de notre pays. Mais, dans le même temps, notre pays n’est plus une démocratie, car le démos, le peuple, est fragmenté, coupé en morceaux. Le démos n’est plus cette identité indistincte qui est ce que l’on peut appeler la chair de notre pays.

La fin de la dimension politique du stade du miroir

Mais qu’est-ce au fond, que l’égalité ? Essayons de comprendre un peu ce que ce mot signifie, pour mieux comprendre pourquoi il est si grave d’y renoncer. L’égalité signifie que, quel que soit notre sexe, quel que soit notre métier, quel que soit le pays où nous sommes nés, nous sommes égaux l’un ou l’une à l’autre. Finalement, ce mot, « égalité » n’a pas d’autre signification que la reconnaissance de la fondation politique de l’identité sur le miroir. C’est que le miroir a deux dimensions, deux significations. Sur le plan psychique, il signifie que je construis mon identité en m’identifiant symboliquement à l’autre. Il ne s’agit pas de se prendre pour l’autre - cette identification est symbolique, elle n’est pas réelle - mais il s’agit de toujours se mettre symboliquement à sa place pour parler. Pour parler à l’autre, je me mets à sa place pour lui dire les mots que je le pense attendre de moi. Mais, pour cela, il faut que je reconnaisse l’autre comme mon égal. Si je ne peux plus me reconnaître en lui, c’est que je dénie le principe de l’égalité, car peut-être ne fait-il pas le même métier que moi, peut-être n’est-il pas du même sexe que moi, peut-être n’a-t-il pas la même couleur de peau que moi, peut-être ne parle-t-il pas la même langue que moi. Il s’agit, ainsi, d’abord, d’une dimension morale du miroir et de l’égalité. Mais il faut pas oublier une autre dimension du miroir, ignorée, semble-t-il, par nos députés et nos sénateurs : si je méconnais le principe du miroir, si je ne peux plus parler à l’autre, car je pense qu’il ne comprend pas puisqu’il ne peut pas se mettre à ma place pour entendre mes mots, alors, je dois le craindre, puisque, de ce fait, lui non plus ne peut se mettre à ma place et, par conséquent, il peut m’insulter, il peut me blesser, me considérer comme inférieur à lui ou plus faible que lui - au bout, il peut me tuer. Le déni de l’égalité manifeste le déni politique du miroir, et c’est en ne reconnaissant pas les droits des immigrés que j’instaure une situation d’insécurité et que s’engagent les violences.

La disparition du « droit du sol »

Depuis des siècles - et cela bien avant la Révolution de 1789, notre pays a reconnu le « droit du sol » : un enfant né en France est français, quelle que soit la nationalité de ses parents, de ceux qui l’ont fait naître. Le « droit du sol » reconnaît indistinctement la nationalité française à tous les enfants nés sur le sol de notre pays. Si l’on commence à élever des barrières, des cloisons, entre les différentes origines des enfants nés en France, si l’on considère que la nationalité n’est plus liée au sol, mais au sang en vertu du « droit du sang », c’en est fini du caractère universel des droits de l’homme, et notre pays peut choisir à qui il reconnaît la nationalité française et à qui il la refuse. Des enfants nés en France de parents persécutés dans leur pays qui avaient trouvé un abri dans notre pays pourront être envoyés dans un pays qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne parlent pas la langue, dont ils ne connaissent rien. Le pays de ces enfants est la France et, désormais, la loi donne à notre pays le droit de les refuser. En mettant fin au principe fondamental du « droit du sol », la loi Darmanin ne reconnaît plus la légitimité des principes qui n’ont pas seulement fondé notre république, mais notre pays, depuis sa naissance. C’est au nom de ce principe du droit du sol que la France a reconnu la liberté et la fraternité comme les autres principes essentiels de notre pays, à côté de la liberté.

Une régression politique et culturelle

Il s’agit bien d’une régression. Alors que la France avait longtemps été un pays de progrès politique, alors que ce que l’on nomme le progressisme était une valeur politique, elle vient de tomber dans la régression politique et culturelle. Car l’innovation, le progrès, liés à la découverte de l’autre et aux échanges avec lui ne seront plus possibles. Il sera interdit de laisser librement les travailleuses et les travailleurs étrangers de venir dans notre pays, alors, justement, qu’il existe des métiers dits « en tension » (quel beau mot, bien technocratique !). Car qui va décider quels sont les métiers « en tension » et ceux qui ne le sont pas ? Quant aux études et à la recherche, elles ont toujours été nourries, dans tous les pays, des apports des étrangers. Pour ne parler que d’eux, la puissance qui est peut-être la plus développée et la plus riche du monde, les États-Unis, qui servent tellement de modèle à ceux qui nous gouvernent, sont, justement, nés de la venue en Amérique du Nord de personnes issues de pays étrangers, européens d’abord, arabes, africains et asiatiques ensuite.  C’est bien pourquoi la fermeture de notre pays voulue par la « loi Darmanin » est une régression. Nous n’accueillerons plus librement, dans notre pays, celles et ceux qui pourraient nous féconder de leurs apports, de leurs paroles, de leurs projets. Mais sans doute le plus grave n’est-il encore pas là. Le plus grave, c’est qu’il ne s’agit pas d’une compromission des macronistes avec le R.N. et les Républicains - eux-mêmes s’étant de plus en plus rapprochés du R.N. Le plus grave est que la majorité des députées et des sénateurs adhèrent à ces idées, qu’elles imprègnent la politique du président Macron, du gouvernement Borne, des macronistes et des Républicains. Le plus grave est que de telles idées commencent peut-être à devenir l’idéologie dominante dans notre pays. Mais il faut aussi se rendre compte d’une autre conséquence de cette fermeture de la France : son audience dans le monde diminuera, ses mots porteront moins. Notre pays va perdre la voix et l’autorité qui étaient les siennes dans le monde, le poids de sa culture va se réduire, les étudiants étrangers ne viendront plus en France et ne contribueront ainsi plus à son rayonnement dans le monde. C’est là une autre régression que nos dirigeants ont oubliée.

Le commencement de la fin : après cela, quoi ?

Au cours du débat à l’Assemblée, un député communiste, André Chassaigne, avait demandé à ses collègues de ne pas commettre « l’irréparable ». Nous y sommes. Mais il ne s’agit que d’un commencement. Le Rassemblement national a imposé ses « diktats » (tiens, un mot d’une origine étrangère. Suivez mon regard…) au gouvernement français, et la France a permis à ses idées, à ses principes, à ses choix, d’être ceux de notre pays. En 2017 et en 2022, on nous avait seriné qu’il fallait voter pour E. Macron pour faire barrage à Marine Le Pen et au Rassemblement national, mais pour quoi faire ? Pourquoi fallait-il « faire barrage » à un parti qui, aujourd’hui, impose son programme à la politique de notre pays ? Cessons d’être ainsi dans le déni : la première digue a sauté, la première réduction de l’égalité a disparu. Après, que faut-il attendre de ce pouvoir. Après cela, quoi ? Quelle sera la prochaine limitation de la liberté et de la démocratie ? Après cette première compromission avec l’autoritarisme, quelle sera la prochaine ? En commençant à nous compromettre avec les idées de la dictature et de l’inégalité, nous ne pouvons plus prévoir ce que seront les prochaines exigences de l’extrême droite et de ce qu’est devenue la droite de notre pays. La « loi Darmanin » aura des conséquences imprévisibles. Nous venons de tomber dans l’inconnu.

Depuis hier, la France n’est plus le pays des droits de l’homme. Elle n’est plus la France. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.