Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

359 Billets

1 Éditions

Billet de blog 22 juin 2023

Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

LES MOTS DE LA GUERRE

Le temps de ce que l’on appelle « l’actualité » s’impose à nous. Il nous faut parler de la guerre. Même s’il n’y a pas de mots pour la guerre, il nous faut tenter de la comprendre.

Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La guerre n’a pas de sens, mais on doit tenter de la comprendre

Les mots de la guerre n’existent pas, car elle ne se parle pas. Seuls existent les les morts de la guerre. C’et bien pourquoi il nous faut tenter de la comprendre, à défaut de lui donner du sens. Peut-être même est-ce un acte citoyen d’essayer de comprendre la guerre, ne serait-ce que pour faire un premier pas vers son extinction, car, finalement, c’est bien cela, la mission du politique : faire en sorte que la guerre n’existe plus. Pour tenter de comprendre la guerre, rappelons-nous que ce qui fonde les identités politiques, c’est la confrontation. La guerre, au fond, repose sur le constat de l’impossibilité, en politique, de s’identifier symboliquement à l’autre. On fait la guerre parce que le miroir est cassé. Le premier moment de cette confrontation peut ne pas être violent : c’est le moment du débat, voire de l’invective, de la violence verbale : ce peut être aussi le temps de "la manif" : au cours d’une manifestation, les mots qui se disent sont ceux de la confrontation. La manifestation est une sorte de répétition de la guerre. Mais c’est quand les mots ne peuvent plus exprimer l’identité, quand ils ne peuvent plus manifester la confrontation, que survient la guerre. À moins, comme toujours en politique, que ce ne soit l’inverse : la guerre pourrait être le choix de ne pas dire les mots pour susciter la violence.

La guerre : une confrontation dans la violence et dans la mort

C’est que nous devons faire face au réel : la guerre, c’est la promesse de la mort. Que l’on fasse la guerre à l’autre ou que l’on subisse celle qu’il a déclarée, qu’il a entreprise, c’est toujours la mort qui est au bout. C’est la différence entre la violence de la guerre et celle des autres confrontations violentes qui transgressent, à leur manière, la loi du politique : la guerre n’est pas seulement l’affirmation d’une hostilité envers l’autre, elle est la recherche de sa mort. On pourrait croire (on nous le fait, d’ailleurs, souvent croire) que ce qui définit la guerre, c’est qu’elle est une confrontation entre pays, ce qui la distingue d’autres confrontations violentes. C’est vrai, mais cela ne suffit pas, car c’est un déni de ce qui fonde la guerre. Ce qui fonde la guerre, c’est la recherche de la mort de l’autre, de sa disparition, de son anéantissement. Il faut qu’à l’issue de la guerre, il n’y en ait qu’un qui demeure, celui qui domine. La recherche de la domination définit la guerre, et cette domination consiste dans la mort. Cela donne, d’ailleurs, son caractère illusoire à la guerre, car à quoi sert de dominer un pays que l’on détruit ? Mais c’est une autre histoire.

Une confrontation entre nations

Cela ne signifie pas que la guerre n’est pas une confrontation entre nations. C’est même cette confrontation qui est au commencement de la guerre, qui lui donne naissance. Souvent, dans l’histoire, les guerres ont consisté dan la violence de l’affirmation de l’existence de nations qui n’avaient d’autre moyen de manifester leur existence dans l’espace public des nations. Par exemple, c’est bien la guerre qui a donné naissance aux nations issues des décolonisations, comme c’est la guerre qui a donné naissance aux pays qui ont choisi de sortir de l’empire austro-hongrois au moment de la guerre de 1914-1918. Aujourd’hui, la guerre est le processus par lequel l’Ukraine affirme son identité face à la puissance russe qui cherche à l’éteindre en niant son existence et en l’annexant à la Russie. La guerre est le seul moyen qui reste au peuple palestinien pour affirmer son existence face à la puissance colonisatrice d’Israël qui cherche à lui refuser la reconnaissance de son existence.

L’économie de la guerre : un marché de la mort

Mais nous parlons de politique. Et l’on ne peut pas parler de politique sans parler d’économie, sans parler de la guerre pour la richesse du pays qui la mène, et, donc, pour l’appauvrissement de l’autre. La colonisation a toujours consisté à s’approprier des terres qui ne sont pas soi pour en récolter le profit. Mais, au-delà, la guerre est un marché : un marché de l’équipement, un marché de l’armement, un marché des technologies de la puissance.  L’économie de la guerre consiste aussi dans un marché de production et d’usage des technologies et des instruments de la guerre, à commencer par l’arme nucléaire. Derrière la guerre, il y a des entreprises, des capitaux, des puissances financières. J’attends toujours le moment où de bonnes âmes désireuses de pourvoir les travailleuses et les travailleurs en activités diront qu’il faut continuer de faire la guerre parce que cela permet de créer des emplois.

Une confrontation entre classes sociales

Cela nous amène à un autre aspect de la guerre. Pour dire les choses simplement, ce sont les riches qui déclarent la guerre, mais ce sont les pauvres qui la font. La guerre est une confrontation entre les classes sociales. Ce n’est pas par hasard que la révolution de 1917 est issue, en Russie, de la première guerre mondiale. D’abord, la guerre entre les pays est une confrontation entre les pays qui la font, ceux que l’on appelle les « belligérants », mais elle est aussi l’occasion de manifester une différence entre les classes sociales supérieures et aisées, qui gouvernent et qui dirigent les pays en guerre, leurs armées, leurs stratégies,  et les classes populaires qui, elles, se font enrôler dans les armées, souvent en se faisant abreuver d’une rhétorique guerrière, et qui sont les victimes de la guerre. Ce sont les peuples qui meurent de la guerre. Rappelons-nous le toujours. Mais, dans le même temps, il existe des guerres sociales, celles que l’on appelle les révolutions, qui, elles aussi, imposent leurs morts à l’histoire. La lutte des classes n’est pas une figure imaginaire, elle a lieu dans le réel de l’histoire, et il s’agit d’un forme de guerre, entre les adversaires de toujours que sont les riches et les pauvres, les bourgeois et les prolétaires. Cette confrontation-là n’est certes pas une confrontation entre les nations, mais il s’agit tout de même d’une guerre. Il en va de même au sujet des guerres de décolonisation. La guerre est une violence qui survient quand un peuple décide qu’il en a assez d’être dominé par un autre qui lui impose ses normes, ses lois, sa langue - et, tout de même, l’exploitation du peuple qu’il domine. Ce qui rapproche les guerres de colonisation et de décolonisation des guerres entre classes sociales, c’est que les peuples exploités font face à la figure du riche, même si, comme c’est souvent le cas, les colons sont pauvres comme eux. Les colons israéliens de Palestine ne sont pas plus riches que ceux à qui ils font la guerre, mais, abreuvés par la rhétorique du pouvoir qui les domine, ils s’imaginent que c’est de leur faute qu’ils ne sont pas riches, et ils leur font la guerre. C’est ce qui avait eu lieu entre la France et les pays d’Afrique du Nord. Comme les Tunisiens et les Algériens, ls Palestiniens font la guerre car c’est la seule possibilité qui leur reste d’affirmer l’existence de leur peuple et de le faire reconnaître comme une nation par les autres.

La guerre se situe en dehors du politique

La guerre se situe toujours hors du politique, même si les acteurs qui la font sont porteurs d’une identité politique qu’ils affirment. La guerre sort du politique car elle est une violence, c’est-à-dire à la fois une violence porteuse de mort et une transgression des lois de la société. La guerre sort du politique, car elle transgresse les lois, et elle est incapable de parler. Comme il n’y a pas de mots de la guerre, la guerre n’a pas de langue, et, dans ces conditions, elle ignore les mots de la loi et ceux de l’identité. Tandis que le politique se fonde sur la reconnaissance de l’autre, la guerre ne cherche qu’à l’anéantir. En quelque sorte, la guerre est une limite du politique, une frontière : si on franchit cette frontière, on sort du politique, et tous les coups sont permis.

Le mythe guerrier du héros

C’est l’une des caractéristiques essentielles de la guerre : la guerre fait naître des héros. En Ukraine, aujourd’hui, Zelensky joue le rôle qu’a pu jouer de Gaulle pour notre pays, ou Yasser Arafat pour la Palestine. La guerre fait naître des héros qui sont des personnes symbolisant leur pays, porteuses de son identité qu’ils incarnent dans le débat public international. Le héros de la guerre, c’est la personne qui incarne la résistance de son pays face à la menace de disparition portée par l’autre. C’est ce que l’on appelle la résistance. Résister, pour un pays menacé de disparition, c’est affirmer son existence, par la violence s’il le faut. C’est pourquoi il nous faut comprendre la guerre : il le faut, pour  qu’en s’imposant dans l’espace public, le politique nous permette de comprendre ce qui n’a pas de sens.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.