L’aménagement de l’espace du travail
Pour que le travail puisse se mettre en œuvre, il faut bien que l’espace dans lequel il se déroule soit ménagé en fonction de ses nécessités, fonctionnelles et symboliques. C’est ainsi, par exemple, que les mutations du travail, du travail artisanal vers le travail industriel, se sont accompagnées de profondes transformations de l’espace, de l’atelier à l’usine. Toute une géographie du travail s’est élaborée, une véritable géopolitique du travail. D’abord, il s’agit de la distinction majeure entre l’agriculture, le travail de création, de production et de transformation et le travail de langage et d’information. L’agriculture donne naissance à des espaces liés à l’élevage ou à la production agricole, mais ces espaces, qui étaient à taille humaine, ont connu une transformation brutale avec l’émergence de l’agriculture industrielle qui a complètement remodelé les espaces ruraux. Le deuxième type de travail, celui de l’artisanat et de l’industrie, s’inscrit, lui aussi dans des espaces distincts, celui, à taille humaine, de l’atelier et celui de l’usine, qui a pris des dimensions véritablement aliénantes, dans lesquelles les acteurs finissent par se perdre. Ce que l’on appelle, enfin, le travail tertiaire se situe dans l’univers des bureaux qui, lui aussi, a connu de profondes transformations de ses dimensions, du petit bureau individuel, souvent associé à des connotations intellectuelles, aux immeubles de bureaux que nous connaissons aujourd’hui, imposant des formes d’aliénation que nous ne connaissions pas auparavant.
Mais cette géopolitique du travail fonde aussi une géographie intérieure des lieux de travail, dans l’aménagement des espaces. Sans doute est-ce dans cet aménagement intérieur et dans les contraintes qu’il impose que se situe une véritable aliénation des travailleuses et des travailleurs enfermés dans des espaces aménagés selon des normes qu’ils n’ont pas choisies et qui contribuent à les enfermer toujours un peu plus dans des espaces devenus de véritables prisons.
Les déplacements pour aller au travail : une contrainte majeure
Mais la prison de l’espace du travail ne s’impose pas seulement dans les lieux où l’on travaille, mas aussi dans les parcours imposés pour s’y rendre depuis le lieu de son domicile. Sur ce plan aussi, c’est l’extension infinie des dimensions qui caractérise la géographie politique. Les villes, par exemple, se sont construites autour des lieux de travail, mais, s’il s’agissait, au début, de petites dimensions et de déplacements somme toute modestes, l’étendue progressive des espaces urbains a sans cesse éloigné davantage les travailleurs de leurs lieux de travail. Dans la distinction de plus en plus nette entre les lieux de travail et les espaces d’habitation, une sorte de nouvelle ségrégation a fini par s’imposer entre les lieux d’habitation agréables pour les dirigeants et les quartiers pauvres des villes et, surtout, des banlieues pour les autres. L’éloignement des travailleurs de leurs lieux de travail a construit une nouvelle forme d’aliénation – d’autant plus que le temps de ces déplacements n’a jamais été reconnu comme faisant parte du temps de travail. La semaine de travail n’a jamais été celle de soixante heures, puis de quarante, puis soi-disant de trente-cinq, car à ce nombre d’heures, il faut ajouter les heures passées dans les transports, eux-mêmes de plus en plus longs et de plus en plus aliénants à mesure que les trajets étaient de plus en plus longs et la quantité de personnes se déplaçant de plus en plus importante : autobus, métros et trains bondés, mas aussi encombrements et embouteillages de plus en plus importants alourdissant encore l’aliénation de l’espace du travail. Mais il n’y a pas que le temps : ce sont souvent les salariés qui doivent payer leur déplacement pour aller travailler sans que celui-ci soit payé par l’entreprise. C’est ainsi que, par exemple, en Île de France le « pass Navigo » fait payer aux salariés des déplacements de leur domicile à leur lieu de travail de plus en plus longs à mesure que les lieux sont de plus en plus éloignés, alors qu’ils n’ont pas choisi de vivre ainsi à distance.
Le télétravail : une dénégation de l’espace
L’amélioration et le perfectionnement des systèmes de communication utilisés dans l’accomplissement du travail a permis l’émergence d’une nouvelle forme d’aliénation spatiale du travail : le télétravail. C’est bien, le télétravail, parce que, comme on travaille chez soi, il n’y a même plus de limite entre le temps du travail et le temps de la vie privée et on est ainsi sans cesse à la disposition de son employeur et sous son contrôle. L’aliénation devient parfaite, il ne manque plus que des dispositifs de télésurveillance, que l’on imaginera bientôt, pour que les employeurs puissent surveiller leurs salariés chez eux. Le télétravail est une façon de faire payer aux salariés l’énergie nécessaire à leur travail et l’économie de déplacements, alors que ces deux dépenses devraient incomber aux employeurs. C’est ainsi que la municipalité de Strasbourg (cf. Le Monde, 16 09 22) a recours au télétravail pour réduire les déplacements. Une fois de plus, d’ailleurs, l’aliénation qu’a représentée la « pandémie » du Covid-19 a donné naissance à une nouvelle forme de domination des salariés, donnant aux employeurs le prétexte du confinement sanitaire pour leur faire accepter les contraintes du télétravail.
Mais le télétravail a un autre défaut : il empêche l’existence d’une véritable vie sociale collective qui permettrait l’élaboration d’une culture politique des salariés. L’espace du travail a toujours été un espace politique parce que c’est là que les salariés se sont constitués en force politique, en acteur institutionnel, en se retrouvant, en échangeant des paroles et des dialogues, en se réunissant. Dès lors qu’est imposé le télétravail, cette socialisation des salariés ne peut plus se mettre en œuvre, et ils sont tous isolés, chacun chez soi, sans pouvoir se réunir et se retrouver.
De cette manière, le télétravail est une véritable dénégation du rôle de l’espace dans le travail, une sorte de déni ou de refoulement qui conduit les salariés à supporter de plus en plus de contraintes en finissant par s’y résoudre, sans même parfois s’en rendre compte.
Que signifie l’espace dans le travail ? Les incidences du travail sur l’espace social
On peut ainsi mesurer l’importance de l’espace dans l’aliénation du travail. Il s’agit, au sens propre, d’une aliénation, car l’espace n’est pas à nous, parce que l’on est obligé d’agir dans l’espace de l’autre. C’est la première signification de l’espace dans le travail : il contribue à réduire encore ce qui nous reste de liberté. Par ailleurs, dans l’ensemble des espaces sociaux dans lesquels nous vivons avec les autres, le travail prend de plus en plus de place : le surdimensionnement des espaces de travail et des espaces commerciaux accroît encore l’aliénation spatiale à laquelle nous sommes soumis par notre travail. À cela il faut ajouter les migrances liées au travail : venant de pays dans lesquels les espaces de travail sont moins développés que dans les pays riches, les travailleurs sont de plus en plus des migrants contraints d’aller travailler dans des pays qui ne sont pas les leurs et dont ils ne parlent pas la langue, venant, ainsi, faire de la migrance une nouvelle aliénation du travail à l’échelle du monde. Parfois, d’ailleurs, cette aliénation du travail par l’espace se pare de justifications politiques. Ainsi, le travail nous dépossède de notre capacité à choisir l’espace dans lequel nous vivons : en nous soumettant au pouvoir des employeurs, le travail manifeste son hégémonie par des espaces sur lesquels nous avons de moins en moins de prise.
Le travail se met à instituer, de plus en plus, un espace dans lequel nous finissons par nous perdre.