REPENSER L’ÉCONOMIE POLITIQUE (3)
par Bernard Lamizet[1]
Nous nous proposons de poursuivre la réflexion engagée depuis le début du mois de janvier, en partie suscitée par le mouvement de protestation contre le projet de réforme des retraites, sur l’économie politique et sa place dans la société
L’économie politique et la société
L’économie politique consiste à penser les échanges et leur place dans les rapports sociaux et dans les logiques institutionnelles et politiques. Peut-être peut-on même suggérer que le concept même d’économie, et le mot qui le désigne, fondé, comme nous l’avons vu, sur la même racine que le mot « voisin », représente, au-delà de l’espace du voisinage et de l’espace dans lequel nous vivons, la logique même qui fonde notre rapport à l’autre, celle de l’échange. En effet, c’est en engageant avec lui les dynamiques et les processus d’échange que nous reconnaissons son identité à l’autre, à celui avec qui nous vivons, et que nous pouvons, ainsi, lui permettre, à son tour, de reconnaître l’identité dont nous sommes porteurs, et, ainsi, de l’instituer. C’es en ce sens que l’économie, rationalité des échanges, contribue à instituer la société, et c’est pour laquelle il est nécessaire de la penser autrement que dans la recherche effrénée du profit qui domine l’économie libérale. Penser les échanges autrement que dans les logiques de profit, au-delà, par conséquent, de ce que l’on pourrait appeler les logiques simplificatrices du commerce, c’est donner à l’économie politique la place d’une rationalité des relations entre les acteurs de la société. Ces échanges consistent, bien sûr, dans les échanges qui ont fondé le commerce, mais ils se situent aussi dans la parole et le langage, qu’il convient de penser au-delà de la recherche de la domination, dans les voyages, dans les routes et dans les réseaux qui permettent de se déplacer dans l’espace social pour aller à la rencontre de l’autre, et, enfin, dans les institutions qui permettent les échanges, comme les postes qui permettent les échanges de correspondance, les réseaux de téléphone qui permettent la parole à distance, et, aujourd’hui, les réseaux numériques, qui fondent les échanges d’informations par la correspondance électronique et par l’usage des réseaux d’informations comme Internet.
Mais allons plus loin : l’échange se fonde sur la représentation de l’autre comme symboliquement semblable à soi. C’est ce que, dans le domaine de la psychanalyse, qui est la rationalité de l’articulation entre l’inconscient et l’identité, Lacan a désigné comme l’expérience du miroir, fondatrice du langage et de l’échange symbolique. Ce que Lacan appelle le « stade du miroir », c’est le moment où la personne s’institue comme sujet, en comprenant que, pour parler avec l’autre et pour se faire reconnaître par lui, il faut lui dire ce qu’il faudrait qu’il lui dise pour qu’elle comprenne ce qu’elle voudrait lui faire comprendre. Si je veux dire à l’autre que je l’aime, je sais que, s’il me dit « je t’aime », je comprendrai qu’il m’aime, donc je lui dis « je t’aime ». En désignant ainsi le moment fondateur de l’identité, Lacan place l’échange au cœur de l’institution du sujet. D’ailleurs, ce mot, « sujet », est issu du latin « sub-jectum », qui signifie « placé sous », « placé sous le regard de l’autre ». C’est bien ce qui montre que l’échange est le processus fondateur de l’identité, et, au-delà, c’est ce qui nous permet de comprendre que la société et les relations entre ceux qui la composent reposent sur les relations d’échange.
Pour cette raison, il importe de repenser l’économie politique en ne la réduisant pas, comme on l’a fait trop souvent, à l’analyse et à la compréhension des rapports d’échanges commerciaux et financiers, en ne la réduisant pas à l’ensemble des réseaux d’échanges de marchandises, de biens et de monnaie, mais en lui donnant la place de la rationalité des relations, d’abord entre les personnes singulières, puis entre les acteurs sociaux qui fondent la cité, puis entre les pays dans l’institution et la régulation des relations internationales. Mais, à chacune de ces étapes de l’institution des relations d’échange, au lieu de ne penser que la recherche du profit et de la domination de l’autre, il importe de se situer dans la dynamique du miroir, c’est-à-dire de reconnaître l’autre comme socialement et politiquement semblable à soi. De cette manière, l’économie politique peut redevenir ce qu’elle n’aurait pas dû cesser d’être : la rationalité qui permet de penser les rapports sociaux et la complexité de leurs significations.
L’économie politique de l’énergie
À la fois parce que les besoins en matière d’énergie semblent de plus en plus importants dans la vie contemporaine et parce que la question des ressources énergétiques semble devenir problématique, il est nécessaire de donne rune place particulière à l’énergie dans une réflexion sur l’économie politique.
Pour trois raisons l’énergie occupe une place particulière dans le champ de l’économie politique. D’abord, l’énergie est ce qui nous donne la force d’agir. C’est en recherchant et en utilisant des ressources énergétiques que les femmes et les hommes peuvent compléter les forces dont leur corps leur permet de disposer en mettant en œuvre des énergies qu’ils peuvent tirer des éléments comme l’air, l’eau ou les flux d’énergie de toutes sortes. C’est, d’ailleurs, intéressant de relever que tous les discours sur ‘énergie ont toujours reposé sur l’image des flux, qui vient rappeler que l’énergie est, d’abord, celle que nous donne le sang qui circule en nous. Ensuite, l’énergie fait, ainsi, de nous des acteurs sociaux. C’est en pouvant utiliser les énergies dont nous disposons dans la mise en œuvre de nos activités que nous devenons des acteurs sociaux, mettant en œuvre des fonctions et des pratiques sociales et devenant, ainsi, porteurs d’une identité reconnue par les autres. Enfin, et, d’une certaine manière, tout simplement, c’est l’énergie qui fonde la vie : c’est parce que nous disposons d’énergie que nous sommes pleinement des êtres vivants, mais, dans une logique politique, c’est parce qu’ils disposent d’énergies diverses que les acteurs sociaux, mais aussi les pays, deviennent des acteurs des dynamiques d’échange qui fondent les échanges sociaux.
C’est bien pourquoi il convient de penser l’énergie, comme l’ensemble des dynamiques d’économie politique et de valeur, dans une logique de l’usage et non dans une logique de marché. Quand Marx insiste sur la nécessité de penser la valeur dans une logique d’usage au-delà d’une logique de marché, c’est pour faire de la valeur un langage, c’est-à-dire un système de représentation des biens et des pratiques sociales : c’est la logique des valeurs d’usage qui fait de l’économie politique une dialectique entre la dimension singulière du sujet et sa dimension collective. De la même manière, il importe de ne pas réduire, ainsi, l’énergie à un flux permettant l’établissement d’un marché, mais de lui donner la place du flux qui permet de vivre.
Par ailleurs, il importe de penser l’énergie dans le souci de l’espace, c’est-à-dire, en particulier, en libérant l’espace de la menace de la pollution, c’est-à-dire, finalement, de sa destruction. C’est l’énergie qui permet la constitution de l’espace comme un espace social, c’est-à-dire comme un espace dans lequel nous pouvons nous déplacer, comme un espace que nous pouvons parcourir, mais aussi comme un espace que nous pouvons habiter, dans lequel nous pouvons vivre. C’est pourquoi il importe de mettre fin aux excès de la violence que le marché de l’énergie fait peser sur l’espace, notamment en le polluant et en le dégradant, mais aussi, comme nous finissons par nous en rendre compte, en le réchauffant excessivement.
Enfin, comme dans l’ensemble des logiques du politique, il est nécessaire de libérer les logiques de l’énergie des logiques de pouvoir et de contrainte. À la fois dans les limites de l’espace dans lequel nous vivons et dans les dimensions nouvelles de l’espace international, l’économie politique de l’énergie est dominée par les logiques de marché, c’est-à-dire par la recherche du profit, et par les logiques de domination, c’est-à-dire par la recherche du pouvoir sur l’espace. C’est pourquoi, pour fonder une nouvelle économie politique, il importe de la penser dans d’autres logiques et de faire de l’économie politique ce qui permet de penser et de prévoir les rapports sociaux fondés sur des logiques de liberté et de pleine expression de l’identité.
[1] Ancien professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon, Bernard Lamizet travaille sur les identités politiques et les significations des discours politiques. Il a publié Le sens et la valeur (Paris, Garnier, 2013, Coll. « Bibliothèque de l’Économiste »).