Cela avait commencé le 11 mars : le Parquet national financier ouvrait une enquête sur des soupçons d’emplois fictifs concernant Fabien Roussel. Hier, Mediapart annonçait que, le 3 février, une association travaillant dans le cadre de la campagne de Jean-Luc Mélenchon pour l’élection présidentielle de 2017 était mise en examen pour des faits d’escroquerie et de faux et usage de faux. Ce qui pose problème, c’est l’intervention de ces procédures judiciaires en pleine campagne présidentielle, alors qu’elles concernent des faits commis de 2009 à 2014 pour les uns, et en 2017 pour les autres.
La « sage lenteur » de la justice
C’est bien connu : la justice agit toujours avec une sage lenteur. Toutefois, on peut s’étonner que de telles procédures, qui auraient pu être engagées il y a longtemps le soient en pleine période de campagne électorale. La justice semble ne pas seulement avoir une sage lenteur, mais aussi une lenteur calculée. C’est bien ce qui pose problème. Sans nullement remettre en question le bien-fondé de ces procédures (c’est une autre affaire), la lenteur de la justice donne l’impression de faire se rencontrer son calendrier et celui de la vie politique. Cette sage lenteur de la justice est, sans doute, liée – tout le monde le sait – à l’insuffisance de ses moyens d’action, notamment en juges. Comme l’État est attaqué de toutes parts, de diverses manières, par le libéralisme qui cherche à l’affaiblir par tous les moyens possibles, la justice manque de moyens, ce qui réduit ses possibilités d’intervenir dans l’espace public et ce qui conduit, par conséquent, à ce genre de collision entre les calendriers. Peut-être serait-il, enfin, temps de donner à la justice assez de moyens pour pouvoir agir dans des délais raisonnables ne risquant pas de jeter le doute sur la légitimité de ses interventions. Sans doute la lenteur de la justice n’est-elle pas seulement due à sa sagesse, mais aussi à la faiblesse de ses moyens. Ces deux événements viennent illustrer les difficultés politiques liées à cette insuffisance de la quantité de juges dont elle dispose.
La démocratie et la vertu
Montesquieu l’écrit au dix-huitième siècle, quelque temps avant la Révolution, dans L’Esprit des lois (III,3) : ce qui caractérise la démocratie, ce qui la distingue des autres formes de régime politique, c’est la vertu. Montesquieu n’écrit pas cela seulement par souci de morale. Ce que signifie, surtout, ce discours sur la vertu, c’est qu’en démocratie, les acteurs du pouvoir fondent leur statut sur la reconnaissance dont ils font l’objet de la part du peuple, du démos. Tandis que la monarchie, par exemple, se fonde sur l’honneur et que le despotisme se fonde sur la crainte, comme on peut le voir, en ce moment, en Ukraine, parce qu’il ne se préoccupe pas d’être reconnu ou non par le peuple, la démocratie repose sur le fait que les pouvoirs y sont exercés par des acteurs que les peuples estiment, que les citoyennes et les citoyens reconnaissent comme inattaquables sur le plan de leur conduite. C’est, au fond, toujours la même histoire du miroir des psychanalystes. La monarchie ou le despotisme s’exercent sur des peuples qui sont différents de leur souverain, qui ne peuvent occuper sa place, alors que le propre de la démocratie est que les pouvoirs y sont exercés par des hommes et des femmes que le peuple reconnaît comme l’un des leurs, à qui le peuple pourrait s’identifier, et c’est ce qui permet de comprendre le sens de cette exigence de vertu par les acteurs du pouvoir.
La justice et la vertu
C’est en ce point que l’on aperçoit un premier petit grain de sable qui commence à enrayer la machine, qui commence à en perturber le fonctionnement : la vertu a fini par se distinguer des acteurs de l’administration de la justice, la justice comme institution ne s’identifie pas complètement à la justice comme principe de gouvernement. Ces deux événements dont il est question ici ne peuvent pas ne pas donner le sentiment qu’il se pourrait que la justice soit au service des pouvoirs, même si d’autres événements comme les affaires concernant le garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti, peuvent nous rassurer. Il ne faut pas institutionnaliser la vertu, la démocratie est un principe de gouvernement, elle n’est pas une institution. Institutionnaliser la vertu en la confondant avec la justice, c’est, justement, ne plus en faire un principe de gouvernement, mais la réduire à une administration comme les autres. On s’en rend d’autant plus compte aujourd’hui en raison du drame dont a été victime Yvan Colonna : la justice ne peut se confondre avec la vertu quand les acteurs censés l’incarner sont incapables d’assurer la sécurité des personnes qui sont confiées à sa garde. La justice ne peut se confondre avec la vertu quand elle est trop faible pour cela. Et, dans ces conditions, on peut avoir du mal à comprendre qu’elle demande des comptes à des acteurs politiques candidats à une élection à l’issue de laquelle ils pourraient succéder au pouvoir en place.
La période électorale : le brouillard des identités
Si la justice ne sait plus où elle en est à l’égard de la vertu, sans doute cela est-il dû au fait que nous sommes en campagne électorale, qu’une campagne électorale est une sorte de guerre à petite échelle et qu’une guerre, comme le disait Clausewitz, est un « brouillard ». Quand on entend M. Jadot, en principe candidat écologiste, annoncer qu’au second tour, si le problème se pose, il votera Macron plutôt que Mélenchon, quand on voit les ravages que le président sortant a commis sur l’environnement, le climat et l’énergie, il y a, en effet, lieu de constater que la campagne électorale est un brouillard. Cela permet de comprendre que, dans ce brouillard, on se pose des questions sur la façon dont la Justice exerce ses missions. Nous sommes dans un moment où nous n’avons plus de repères, ce qui permet aux pouvoirs dominants d’utiliser l’administration de la Justice pour s’en prendre à des adversaires qui sont réellement opposés à eux au nom de la justice sociale, qui se distingue, décidément, comme elle l’a toujours fait, ainsi que le dénonçait déjà Victor Hugo, de la justice institutionnelle. Le problème réel qui en vient à se poser, c’est que, dans ces conditions, la justice risque de perdre la confiance du peuple et, ainsi, de ne plus être en mesure d’exercer ses missions.
La peur
Ces erreurs, voire ces errements, de la justice ne peuvent s’expliquer que par un fait : les pouvoirs hégémoniques des classes dominantes ont peur. L’impopularité du président sortant, les hésitations et les approximations de la candidate des Républicains ont donné une audience nouvelle, à droite, aux candidats de l’extrême droite, et, en particulier, à l’un d’entre eux. Dans ces conditions, la droite libérale se sent menacée par des candidats de gauche. Une fois de plus, c’est le rapprochement de faits qui n’ont, a priori, pas de rapports entre eux qui leur donne du sens. Comme il a peur, le pouvoir sortant, qui n’a pas de projet autre que la poursuite des inégalités, cherche à discréditer les candidats. Mais ce n’est pas l’air de la calomnie, celui dont parle Rossini, qui lui donnera plus une légitimité plus forte. Même si, pour reprendre le mot de Montesquieu, le principe de la démocratie est la vertu, même si l’on peut reprocher certains faits à F. Roussel et à J.-L. Mélenchon, ce n’est pas en les critiquant sur ce plan que l’hégémonie du libéralisme assurera sa victoire et la reconnaissance de son autorité par le peuple. Et, comme le libéralisme sait bien que ce n’est que partie remise, il a peur. C’est la critique sociale de leur absence de projet démocratique qui fait peur aux candidats qui se réclament de l’idéologie libérale et qui réduit leur discours à des propos de bar et des informations de faits divers. Si, pour survivre, les régimes politiques ont besoin de la guerre, de la violence ou du pouvoir des juges, la démocratie est tombée bien bas.