Une critique de l’économie politique
Si Marx avait, en son temps, publié une « Critique de l’économie politique », celle-ci critiquait les modèles dominants de la politique de l’économie sans toutefois imaginer d’autres approches, d’autres concepts, d’autres façons de penser l’économie. La figure de la décroissance sera, sans doute, la première étape d’une remise en question de la rationalité dominante de l’économie politique en imaginant de nouveaux points de vue - au sens propre du terme : il s’agissait de voir l’économie avec d’autres regards - issus d’autres espaces - notamment des espaces situés dans ce que l’on appelle le « Sud » du monde, opposé au « Nord » dominant. Par ailleurs, cette nouvelle approche de l’économie entend procéder à un autre renversement du regard : au lieu de mettre les femmes et les hommes au service de l’économie, il s’agit désormais de mettre l’économie à notre service, de la soumettre à nos projets, à nos questionnements, à nos intentions. La décroissance consiste à interrompre la fuite folle vers une croissance illusoire sans limite, à nous libérer de cette ruée infernale vers un or qui n’existe pas, à nous libérer de ce carcan du mythe de la croissance, vision unique de l’économie politique..
L’obsession de la croissance
L’idée de croissance a longtemps été la figure dominante de l’économie - voire de la politique et de la vie sociale en général, associée à l’idée de progrès. J’ai habité quelque temps, à Marseille, dans une « rue du Progrès », ouverte en 1856, sous une dénomination qui en dit long sur les conceptions dominantes de la société. La croissance est encore le projet dominant des politiques de l’économie, entendant mettre en musique les illusions idéologiques des lendemains qui chantent. La croissance est une conception de l’économie qui repose sur l’image d’un futur enthousiasmant les foules et les soumettant ainsi aux intentions des classes dominantes légitimées par cette recherche du progrès, et même d’un progrès partagé. En réalité, cette obsession de la croissance consiste à soumettre les politiques économiques et sociales aux impératifs fixés par les classes dominantes et aux recherches de profit qui sont le but des acteurs économiques et financiers d’un capitalisme triomphant - même si, justement, cette obsession de la croissance fut partagée par les politiques communistes des pays de l’Europe de l’Est et encore aujourd’hui de la Chine. C’est cette obsession qui légitime la recherche des bénéfices, les concentrations des entreprises et des richesses dans les pays du Nord et l’industrialisation universelle de toutes les activités de production, y compris dans le domaine de l’agriculture.
Les méfaits de la croissance
Mais la croissance n’est pas un horizon pur et beau. La recherche de la croissance entraîne, d’abord, une dégradation de l’environnement et un accroissement des pollutions de toute sorte entraînées par l’industrialisation qui détruit les paysages. La croissance conduit, par ailleurs à une aggravation des inégalités économiques et sociales entre les hommes et entre les pays. En effet, l’impératif de la croissance cherche à nous soumettre à une approche de la société fondée sur des hiérarchies et sur des modèles guerriers des activités sociales qui accroissent les pouvoirs des dirigeants et cherchent à affaiblir les contestations et les critiques. Enfin, notre acceptation de l’horizon de la croissance fonde un refoulement idéologique des débats et un amoindrissement de la vie politique. L’obsession de la recherche du profit et la soumission à l’impératif de la croissance nous empêche de parler, de raisonner, de critiquer. La recherche de la croissance nous ne nous laisse pas le temps de parler et de penser en nous enfermant dans la spirale d’une action qui ne s’interrompt jamais. Le plus grand méfait de la figure de la croissance se situe peut-être là : dans la réduction des populations au silence.
Fantasmes de la croissance
Réduire notre conception de l’économie à la croissance de l’accumulation de biens, de richesses ou d’activité, industrielle ou agricole, manifeste, en réalité, un fantasme de croissance, celui d’une puissance sans limite. Il s’agit de l’illusion capitaliste d’une économie sans loi ni mesure. La croissance fait reposer les politiques économiques sur un fantasme, celui de la toute-puissance. Même Marx s’est fait piéger : sa critique consiste, au fond, à changer le pouvoir économique de porteur, en le faisant passer de la bourgeoisie au prolétariat, à viser une égalité de tous devant le pouvoir sur l’économie, mais il ne s’agit pas de changer l’économie en imposant des limites au pouvoir sur elle. La décroissance consiste à se libérer de tels fantasmes et à mettre de la raison à la place de l’hubris, de la démesure, dans l’économie, la faisant ainsi réellement devenir une économie politique. Mais écoutons de nouveau ce que nous dit le poète latin Avenius, après le grec Sophocle : « les dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre ».
Ne pas confondre décroissance et déclin
Parmi les buts recherchés par la philosophie de la décroissance, sans doute le plus important est-il la distinction entre décroissance et déclin. Ce n’est pas parce qu’un peuple cesse d’être orienté vers l’horizon de la croissance et qu’il cherche, au contraire, à s’en libérer en adhérant au projet de la décroissance qu’il bascule dans le déclin. Au contraire, c’est en se laissant enfermer dans l’idéologie de la croissance que l’on est entraîné dans un déclin social des conditions de vie, de la liberté de parole et de pensée et de la vie quotidienne. En cherchant à se libérer des contraintes imposées par le libéralisme, on peut, au contraire, retrouver une véritable façon de penser l’économie sans se laisser piéger par le refoulement de nos propres idées et de nos propres critiques. Le déclin guette les peuples prisonniers de l’obsession de la croissance. La décroissance n’est pas le déclin, puisqu’au contraire, elle nous permet de nous retrouver et de reconstruire notre identité, mise à mal par des siècles de domination de l’idéologie de la croissance.
D’autres modèles de l’économie politique
Avec la recherche d’une économie nouvelle de la décroissance, nous pouvons découvrir d’autres modèles de l’économie politique. D’abord, la décolonisation a donné, peu à peu, une véritable place dans le monde aux pays du Tiers Monde, à ceux que l’on appelle les pays du « Sud », porteurs d’autres approches de l’économie, différentes des nôtres, en particulier parce qu’elles ne sont pas soumises à l’hégémonie des industriels et de capitaux hérités du passé. La lutte pour échapper à l’hégémonie et à la domination des pays et des économies du Nord a conduit les pays du Sud à construire d’autres modèles de la politique et de l’économie et, en luttant contre l’hégémonie du mythe de la croissance, à se doter de nouveaux regards sur le pouvoir des hommes et sur la puissance des pays. C’est une véritable « révolution copernicienne » de l’économie que nous permet l’horizon de la décroissance, à une transformation de nos regards sur la société, donnant sa véritable place à la recherche d’environnements et d’alimentations sans pollutions et fondant les relations entre les nations sur d’autres logiques que la guerre et la violence de la puissance. Pour repenser l’économie de cette manière, la rationalité de la décroissance est une manière essentielle de rendre à l’économie son caractère pleinement politique, de la libérer de la contrainte des pouvoirs mais de faire d’elle un instrument de la critique politique des pouvoirs et de leurs abus.
La décroissance : une économie politique articulée à l’écologie
Dans la logique de la décroissance, l’écologie prend toute sa place dans le débat politique. Trois notions essentielles orientent l’économie politique de la décroissance. La première est la reconnaissance de l’idée de limite. Nous devons comprendre et accepter que la toute-puissance n’est qu’une illusion et un fantasme. Pour élaborer et conduire une politique pleinement inscrite dans le réel, nous devons comprendre que c’est la conscience de nos limites qui fonde notre identité dans le monde. C’est toujours le fantasme de la toute-puissance qui a conduit les régîmes politiques à l’échec, mais nous n’arrivons toujours pas à en prendre conscience. Pour être libres, nous devons en finir avec l’obsession de la toute-puissance, en mettant en œuvre la raison de la décroissance. La deuxième notion essentielle est celle d’une autre approche du temps. Au lieu de nous situer dans un temps fondé sur la vitesse et l’urgence, nous devons enfin comprendre que nous ne pouvons pas maîtriser le temps, le soumettre à nos intentions, mais qu’au contraire, il nous faut tenir compte de lui dans nos choix de vie. C’est ainsi que l’horizon de la décroissance nous permet de nous libérer d’un temps imposé par les impératifs du travail et de la production et nous permet de vivre pleinement un temps libre. Enfin, nous devons penser autrement l’espace, ce qui, d’ailleurs, définit l’éco-logie, rationalité de l’espace où nous vivons (éco, du grec oikos). La décroissance nous conduit à penser l’espace autrement que comme des lieux dominés et envahis par notre présence et par nos activités, mais comme l’espace dans lequel nous vivons les uns avec les autres. Cette importante de la figure essentielle de l’espace fonde de nouvelles façons d’habiter, de nouvelles conceptions de l’agriculture et de nouvelles conceptions des transports et des déplacements.