Qu’est-ce que la géopolitique ?
Les transformations contemporaines du monde politique nous montrent que les raisonnements et les méthodes de la « science géopolitique », que nous avons hérités de la deuxième guerre mondiale, ne sont plus adaptés au monde contemporain, et le seront de moins en moins. Nous devons imaginer de nouvelles idées pour repenser la géopolitique. La géopolitique est une rationalité du politique qui porte sur l’espace. Selon le « Trésor de la langue française », le mot « géopolitique » a été construit et utilisé pour la première fois en français en 1929. Il avait été forgé en suédois en 1889. On peut lui donner deux sens. Le premier est celui qui est, justement, proposé par le « Trésor » : il s’agit de « l’étude des rapports qui existent entre les données physiques, en particulier géographiques, et la politique des États ». Mais on peut lui donner un autre sens, celui d’une rationalité spatiale du politique à une échelle mondiale. Il s’agit de ne plus penser l’espace politique à l’échelle d’un pays ou d’un ensemble de pays, mais à l’échelle du monde entier. La géopolitique repose sur l’idée selon laquelle on ne peut plus penser les relations entre les pays seulement à leur échelle, mais que ces relations se pensent à l’échelle du monde entier. La géopolitique contemporaine est une sorte de réponse rationnelle et politique à la mondialisation des faits économiques, des échanges, mais aussi des circulations des femmes et des hommes. La géopolitique repose sur le constat de cette interpénétration de plus en plus approfondie entre les pays. Les pays ne se pensent plus à leur échelle, mais ils ne peuvent se concevoir indépendamment les uns des autres, et leur avenir est toujours plus articulé à celui des autres pays. La géopolitique est une politique, c’est-à-dire une pensée et des pratiques sociales de la cité, c’est-à-dire de la société et de celles et ceux qui y habitent, mais une politique à l’échelle de la géo, c’est-à-dire de la terre entière (le mot grec gè signifie la terre, comme dans la géographie ou la géologie). La géopolitique est une approche de la politique aux dimensions du monde entier, car c’est ainsi qu’il importe de penser le politique, à la fois en raison de la mondialisation des échanges et des circulations et en raison de la multiplication des migrations et des transferts de populations. À cela, il faut ajouter que la mondialisation de la communication a construit une sorte de mondialité de l’information : on ne peut plus comprendre les événements, les évolutions et les acteurs politiques en ne se situant pas à cette échelle globale du monde.
Une raison nouvelle de l’espace
Les figures de ce que pourrait être une géopolitique contemporaine se fondent sur cette nouvelle approche de l’espace. La raison nouvelle de l’espace construite par la géopolitique se fonde sur quatre éléments majeurs. Le premier de ces éléments est la mondialisation des guerres et des conflits. Il y a toujours eu des guerres à l’échelle de nombreux pays, mais, si l’on parle, à propos de la guerre de 1914-1918, de la « première guerre mondiale », c’est qu’il s’agit de la première guerre de ce monde politique nouveau. Sans doute est-ce la première « guerre géopolitique », et ce n’est pas un hasard si, comme on l’a vu, l’histoire de ce mot, géopolitique, commence, en français, en 1929 après qu’il eut été forgé à la fin dix-neuvième siècle. C’est qu’à cette époque, pour la première fois, la politique se pense à l’échelle de l’espace du monde. Le second élément de la nouvelle raison géopolitique est la mondialisation de l’information. La rotative est inventée à la fin du dix-neuvième siècle, ce qui montre que la presse écrite entre, à cette époque, à l’époque de l’industrialisation qui va s’inscrire dans la mondialisation de la circulation de la presse et de l’information, notamment par la naissance des agences de presse. Un troisième facteur de la naissance de la géopolitique est la naissance, à la fin des guerres mondiales, des organisations internationales, la Société des Nations à la fin de la première et l’Organisation des Nations unies à la fin de la seconde. Il s’agit d’une façon de mondialiser les échanges et les négociations entre les pays, mais aussi de rêver dans une sorte d’utopie à l’instauration d’une autorité mondialisée sur les pays, afin qu’ils ne puissent plus mener leur petite politique chacun dans son coin, mais qu’ils doivent se soumettre à un arbitrage mondialisé. Enfin, cette raison nouvelle de l’espace politique se fonde sur un imaginaire politique partagé. Les pays ne se donnent plus des imaginaires politiques qui leur sont propres, mais ils conçoivent l’imaginaire qui oriente leurs pratiques politiques aux dimensions d’un monde désormais partagé. La rationalité politique de l’espace se conçoit, ainsi, aussi dans le domaine de l’imaginaire.
De l’opposition entre l’Est et l’Ouest à l’opposition entre le Nord et le Sud
La géopolitique a été, en quelque sorte, reconfigurée, au cours du vingtième siècle, par un déplacement majeur des relations et des conflits entre les pays du monde entier. À l’issue de la première guerre mondiale, l’Europe est toujours l’espace dominant dans le monde, mais un acteur nouveau entre dans le jeu : l’Amérique. La guerre de 1914-1918 voit intervenir cet acteur nouveau qui va s’engager dans la guerre aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne, achevant ainsi de mettre en œuvre la mondialisation de la guerre. C’est comme cela que va commencer à naître, progressivement, une conflictualité entre les pays de l’Ouest de l’Europe et ceux de l’Est. À partir de la révolution de 1917, la Russie va se retirer de la guerre, et, ainsi, le conflit va opposer les pays occidentaux (européens et américain) et les pays orientaux (Allemagne, Autriche-Hongrie et Turquie). C’est de cette manière que va s’opérer une première mondialisation de la géopolitique. À l’issue de la deuxième guerre mondiale, nous nous trouvons dans une situation comparable : les pays occidentaux vont le rester, et les « pays de l’Est » vont se constituer en un second bloc géopolitique, mais dominé par ce qui est, entretemps, est devenu l’Union soviétique. L’Allemagne va se trouver, en quelque sorte, écartée de la géopolitique, en raison de la nature inacceptable du régime nazi. Mais, se constituant peu à peu à partir de 1951 en une entité géopolitique propre, l’Europe va devenir un acteur géopolitique situé, au commencement, à l’Ouest, mais devenant tellement étendu que des pays faisant partie de l’Union européenne vont de plus en plus se tourner vers l’Est. De nos jours, nous assistons à une troisième évolution de la géopolitique, fondée sur l’opposition entre le « Nord » et le « Sud ». En effet, à partir des années soixante, un vaste mouvement va se mettre en œuvre, matant fin à la colonisation entreprise au cours du dix-neuvième siècle. Les pays issus des anciennes colonies vont prendre leur indépendance, mais, surtout, vont réclamer de se voir reconnaître comme des puissances géopolitiques comme les autres. C’est ainsi que va se mettre en œuvre une puissante mutation géopolitique, le « Sud » devenant, peu à peu une entité politique globale propre, opposée aux pays du « Nord ». Cette mutation de la géopolitique va, notamment, déplacer les alliances auxquelles le monde s’était habitué, et la rationalité de la géopolitique va devoir imaginer de nouvelles références, de nouvelles figures, de nouvelles identités : les logiques issues des deux guerres « mondiales » de 1914-1918 et de 1939-1945 ne permettent plus de penser le monde contemporain. Ce bouleversement géopolitique repose à la fois sur une recomposition des identités nationales et transnationales et sur une mutation profonde de l’économie politique qui repose sur deux éléments essentiels. Le premier est une forme de déplacement des échanges agricoles et industriels entre les pays, qui donne une place importante aux pays du « Sud », et le second est la mutation des activités économiques donnant une place majeure au numérique et aux nouvelles pratiques de l’information et de la communication devant lesquelles les pays du « Sud » sont les égaux de ceux du « Nord ».