La peur : un imaginaire
La peur est une émotion de notre imaginaire. Elle est fondée sur des impressions, mais aussi sur des représentations qui viennent peupler notre imagination. C’est pourquoi il n’y a pas de raison objective au fait d’avoir peur. Même si, dans certaines situations, nous sommes en mesure de reconnaître des faits particuliers qui peuvent susciter en nous de l’inquiétude, comme des événements ou des personnes existant réellement, c’est notre imaginaire qui fait d’eux des menaces susceptibles de produire en nous de la peur. Nous éprouvons des peurs en raison de situations particulières auxquelles nous croyons exposer notre faiblesse, ou, plus souvent encore, quand nous en éprouvons, elles s’inscrivent dans des peurs que nous ressentons depuis l’enfance. C’est en raison de cette dimension imaginaire que la peur se situe toujours hors du politique et même que sa manifestation dans l’espace public suspend le politique, met fin, pour quelque temps, à l’exercice des droits et des libertés, des pratiques sociales de toutes sortes, qui expriment le politique. C’est la raison pour laquelle la peur empêche tout débat et tout échange de parole : comme elle est de l’ordre de l’imaginaire, la peur empêche le symbolique de s’exprimer. C’est, d’ailleurs, aussi pour cette raison que la peur nous empêche de parler et d’établir des relations avec les autres, dont nous pensons toujours qu’ils peuvent être, pour nous, des menaces.
La peur suspend l’identité
Quand on a peur, c’est notre identité même qui est comme suspendue, mise entre parenthèses. Nous ne savons plus qui nous sommes, ni même, au fond, si nous sommes quelqu’un. Quand nous avons peur, nous sommes comme paralysés, nous ne pouvons penser qu’à cela, nous ne pouvons plus réfléchir, nous ne pouvons plus penser : tout notre être se retrouve comme suspendu. Dans la peur, nous ne pouvons plus penser à autre chose, car nous sommes envahis par cette émotion, qui s’approprie notre imaginaire tout entier, et, au-delà, qui nous conquiert, nous soumet à ce qui devient une véritable hégémonie, sans que nous puissions lui résister ni même la mettre à distance, car, justement, nous ne sommes plus l’être qui pourrait réagir. Nous sommes entièrement soumis à la peur, et, pour cette raison, nous ne sommes plus libres. La peur suspend notre identité car elle nous empêche de nous reconnaître en l’autre, d’avoir des relations avec lui, de nous identifier symboliquement à lui. Cela explique, ainsi, que, dans la peur, il n’y ait même plus de langage ni de parole. Quand nous avons peur, nous ne pouvons pas échanger avec l’autre, nous ne savons pas à quelle place le mettre, et cette incertitude même nous bouleverse, nous fait perdre notre identité. Dans la peur, nous ne savons plus qui nous sommes, car nous ne savons pas à quelle place nous met l’autre - voire même s’il nous met effectivement à une place vis-à-vis de lui.
La peur de la maladie
Un des thèmes importants de la peur, constant dans l’histoire, est la peur de la maladie. Ce fut la peur de la peste, plus près de nous celle de la tuberculose, et celle des maladies sexuellement transmissibles. Plus récemment et encore aujourd’hui, il s’agit de la peur du « COVID-19 », qui nous fait tellement peur que nous ne lui donnons pas de nom, mais que nous ne le désignons que par son sigle. La peur de la maladie en est une parce que nous craignons pour notre corps, mais aussi, bien sûr, parce qu’au-delà, nous ressentons la peur de la mort. La peur de la maladie s’inscrit en nous aussi bien sous la forme d’une « peur naturelle » que sur une forme culturelle de peur, alimentée à la fois par les médias et par leurs récits et par le manque d’information partagée sur les maladies et leurs causes. C’est que la peur de la maladie se double, pour beaucoup d’entre nous, de l’insuffisance de l’éducation et de la culture sur la médecine et la santé dans l’espace public : nous avons aussi peur parce que nous avons souvent le sentiment de manquer du savoir qui nous permettrait de faire face. La peur de la maladie contribue à renforcer l’autorité des « experts » et ce que nous croyons leur légitimité, ce qui n’est pas un des moindres effets de la peur politique. En ce sens, la peur de la maladie est bien à la fois singulière (il s’agit de notre corps) et collective (cette peur est liée à des maladies répandues dans l’ensemble d’une population). Comme toutes les peurs, en ce sens, la peur de la maladie est une crise de la médiation entre singulier et collectif.
La peur du chômage
Une des grandes peurs que nous avons connues est la peur du chômage - même si elle est un peu réduite de nos jours. La peur du chômage est, d’abord, celle de ne plus avoir d’emploi, ni, par conséquent, de ressources, mais aussi celle de n’avoir plus d’identité dans le monde de l’économie et du travail. Au-delà de la peur de ne pas avoir d’emploi, la peur du chômage est cellede ne plus être en mesure de se faire reconnaître notre identité par les autres, la peur qu’ils ne nous reconnaissent pas de place dans la société. C’est bien la raison pour laquelle, en raison de cette peur du chômage, les entreprises pratiquent un véritable chantage sur les salariés en les menaçant de supprimer leurs emplois si leurs revendications sont trop élevées. Mais cette peur du chômage a connu une intensification du fait de la mondialisation des entreprises qui a éloigné leurs dirigeants des salariés et que, devenant, ainsi, invisibles, ils ne gouvernent plus que par la peur au lieu de gouverner grâce au débat et à l’adhésion des salariés au projet de leurs entreprises et à la pratique de leur métier. La peur du chômage marque, ainsi, le fait que le travail, devenant un des champs possibles de la peur, est bien devenu un domaine majeur de l’imaginaire politique - au point de s’accompagner, dans certaine situations, d’une peur de se voir, en quelque sorte, voler notre emploi par celles et ceux qui travaillent dans un autre pays, ce qui peut entraîner des réactions de xénophobie ou de toutes formes possibles d’hostilité.
La peur du réchauffement climatique
La menace climatique a toujours été un domaine de peur. Par exemple, la peur de la foudre et de l’orage s’inscrit dans le nom de Zeus et de Jupiter dont les Grecs et les Latins ont fait de le plus important des dieux : ces deux noms étaient issus de la même racine signifiant la lumière, l'éclair. Mais les pouvoirs ont trouvé, aujourd’hui, une autre menace climatique : le réchauffement. Il n’est pas dans mon propos, ici, de prétendre que le réchauffement est un leurre ou une fiction, mais seulement de montrer comment, sur cette base tout à fait réelle, peut s’échafauder tout un ensemble de représentations imaginaires pouvant susciter de la peur. C’est ce cette manière que l’idéologie devient, comme l’expliquait Marx, un imaginaire politique. Au lieu de réfléchir et d’engager un débat sur les causes du réchauffement (en particulier les excès délirants de consommations d’énergie pouvant être dûs, par exemple, à la surconsommation d’essence, elle-même liée à l’hégémonie de la voiture particulière), les dirigeants de nos pays ne gouvernent, au sujet du climat qu’en se fondant sur la peur. Cela a trois incidences. D’abord, cela vise à les exonérer de toute responsabilité dans la hausse des températures, qui est bien réelle, elle. Les gouvernement se voient, en quelque sorte, dispensés d’engager une politique climatique, pouvant, ainsi, se soumettre aux volontés des industriels en s’exonérant ainsi de leur responsabilité. Ensuite, cela transfère sur les populations la responsabilité de la hausse des températures, ce qui accentue la peur en la doublant d’un sentiment de culpabilité. Non seulement nous vivons dans un monde en surchauffe, mais nous passons pour les responsables de cet excès par nos modes de vie. Enfin, en fondant l’exercice du pouvoir climatique sur la peur, les pouvoirs cherchent à échapper à toute critique et à toute remise en question des idéologies et des choix politiques qui les orientent. En faisant du climat un objet de peur au lieu d’en faire un champ de rationalité, les politiques le sortent du débat. Tout se passe, finalement, comme si, en faisant du climat un domaine de peur au lieu d’en faire un objet de recherche et de réflexion, les pouvoirs entretenaient la peur de la nature qui est une vieille histoire. C’est que ce que l’on appelle la nature a toujours désigné ce qui nous échappe et ce qui échappe à notre pouvoir - devenant ainsi un objet de peur, comme les inondations ou les séismes.
La guerre suscite la peur
C’est aussi la guerre qui suscite la peur. Cela a toujours été le cas dans l’histoire, et c’est une des raisons qui ont poussé certains états à faire la guerre : pour mieux dominer les pays à qui ils faisaient la guerre, mais sans doute aussi pour mieux dominer le leur dans cette situation d’urgence. La guerre en Palestine, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, suscitent des expressions de rejet de l’autre, liées à de la peur. La guerre est liée à la peur pour trois raisons. D’abord, elle porte avec elle toutes les représentations de la mort qui suscitent la naissance d’une véritable peur - à la fois pour celles et ceux qui vont disparaître du monde des vivants et pour nous-mêmes, devant l’angoisse de la mort forcément liée à l’imaginaire de la guerre. Par ailleurs, la guerre suscite la peur que notre pays ne disparaisse - à tout le moins qu'il soit menacé de ne plus exister, d’être soumis à un autre pays, perdant, ainsi, son indépendance et son identité. C’est bien l’enjeu de la guerre en Ukraine ou en Palestine. Enfin, la guerre suscite la peur d’être soumis à des pouvoirs totalitaires sur lesquels nous pensons ne plus avoir de maîtrise : en-dehors même de la peur d’être soumis à un autre pays et de ne plus vivre libre, il s’agit de la crainte que, dans notre pays même, certains ne profitent de la guerre pour prendre le pouvoir et nous priver de la liberté d’être citoyens.