La durée de la pandémie et sa violence sont inexplicables si l’on s’en tient à une approche purement médicale du virus et de ses implications, en particulier compte tenu des avancées et des apports de la médecine. Pour comprendre pourquoi la pandémie continue à exercer sa violence, après tout ce temps et en dépit des efforts des médecins, la médecine ne suffit pas, et il devient nécessaire de la penser en utilisant des concepts issus d’autres sciences comme la psychanalyse.
Qu’est-ce que l’hystérie ? Ce concept a été élaboré par Freud à partir d’un terme grec, husteros, qui désigne le dépassement des limites. L’hystérie peut être définie comme une crise consistant en une manifestation somatique de la transgression, du franchissement des limites. Il s’agit d’une manière, pour le sujet, d’exprimer par son corps, l’impossibilité d’exprimer par la parole son désir et le lien social dont il est porteur. Finalement, l’hystérie peut aussi se penser comme une forme de théâtralité de la crise, puisqu’il s’agit d’une mise en scène de la relation aux autres du sujet qui se met dans la situation d’un acteur. Cela ne signifie pas, loin de là, que l’hystérie serait fausse : au contraire, comme toutes les énonciations du langage, elle est une façon de dire la vérité dont le sujet est porteur.
Comme la psychanalyse a élaboré le concept d’hystérie pour penser la crise générée par une forme de conflit entre le psychisme et la relation du sujet au pouvoir, nous pouvons élaborer aujourd’hui un concept d’hystérie politique, pour penser les symptômes du Covid-19. Par cette hystérie politique, le sujet réagit à la dynamique de contrôle et de surveillance mise en œuvre, dans tous les pays, par les pouvoirs. Il réagit aussi à la crise de l’identité politique engagée par cette stratégie de surveillance mise en œuvre par les institutions sous le prétexte de la pandémie, alors que, précisément, c’est cette stratégie même qui fait durer les manifestations de la maladie. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une hystérie politique : quand Freud élabore la concept d’hystérie, c’est pour rendre compte des logiques psychiques singulières engagées par le sujet dans l’expression de la crise, mais l’hystérie politique tente de penser les logiques psychiques engagées par les sujets au cours des expressions de leur appartenance à des identités collectives. Ce ne sont plus seulement les réactions singulières du corps que désigne la maladie, ce sont aussi des manifestations collectives de cette crise. Par l’hystérie politique, l’espace public devient une forme de théâtre dans lequel nous mettons en scène, les uns pour les autres, des pratiques sociales qui deviennent des pathologies parce qu’elles échappent à la loi.
En effet, on peut définir la crise comme une atteinte à la médiation, c’est-à-dire à la dialectique de la dimension singulière de l’identité et de sa dimension collective. Être vivant politique (zôon politikon) comme le définissait Aristote, l’homme se situe toujours dans la médiation, dans cette dialectique politique du singulier et du collectif qu’il engage dans sa dimension sociale, dans ses relations avec les autres, dans l’énonciation du langage, du discours et de la rationalité. Dans la situation particulière, que nous connaissons aujourd’hui, du Covid-19, l’hystérie politique manifeste notamment la crise de la médiation de deux manières : ce que l’on appelle, dans le vocabulaire anglo-saxon, le stress, c’est-à-dire la tension nerveuse dont nous souffrons, qui est, par ailleurs, entretenue, alimentée par les flots d’informations – et, en même temps, de mensonges, dont les médias et les discours des acteurs de pouvoirs nous abreuvent jour après jour, et la fatigue que nous finissons par ressentir à la seule lecture des journaux et à la seule audition des médias audiovisuels. C’est pourquoi on peut définir le Covid-19 comme une forme d’hystérie politique. En effet, il ne s’agit pas seulement d’une hystérie collective, puisqu’il s’agit bien de la manifestation d’une crise de nos relations au pouvoir, à l’autorité, à la loi, mais aussi de la crise liée à l’impossibilité par les pouvoirs de réguler la vie sociale.
C’est que, s’il y a hystérie politique, c’est aussi parce que nous sommes confrontés à la limite des pouvoirs, limite à la fois institutionnelle et philosophique. La dimension institutionnelle de la limite fait apparaître la limite des pouvoirs, leur impossibilité de réguler toute la vie sociale. Deux formes de violence constituent les symptômes de cette transgression de la limite : la première est la violence singulière, mise en œuvre par des actes de violence commis par des sujets singuliers qui s’en prennent à d’autres sujets singuliers ou à des manifestations collectives des pouvoirs ; l’autre est la violence collective mise en œuvre au cours de manifestations, de confrontations avec les forces de l’ordre ou même avec des autorités médicales. Ces deux dimensions de la violence sont des violences politiques parce qu’elles manifestent la limite des pouvoirs et de la vie institutionnelle. La dimension philosophique de la limite des pouvoirs peut se définir comme l’impossibilité de penser le pouvoir. La philosophie du politique et du pouvoir semble, aujourd’hui, incapable de penser la crise politique que nous connaissons depuis les développements du Covid-19. Dans tous les pays, semble-t-il, les pouvoirs ont mis en œuvre de multiples formes d’autoritarisme qui ne sont, somme toute, que des manifestations de leurs limites.
C’est bien pourquoi l’hystérie dont nous parlons ici est une hystérie politique : elle est générée par les pouvoirs auxquels nous sommes soumis – et même, dans les sociétés démocratiques, que nous avons nous-mêmes institués. Les pouvoirs sont eux-mêmes dépassés par leur création politiquement hystérique du Covid-19, qui, au commencement, était, pour eux, une forme de plus de leur autoritarisme, mais qu’ils sont, aujourd’hui, dans l’impossibilité de contrôler. Ce sont bien les pouvoirs qui, aujourd’hui, entretiennent et pérennisent l’hystérie politique qu’ils ont suscitée et qu’ils font semblant de maîtriser, alors qu’ils en sont incapables. Au lieu de répondre à cette crise par des discours de rationalité, ils mettent en œuvre des mesures comme le confinement ou le couvre-feu qui limitent notre liberté, nous soumettent à des contraintes qui finissent par nous faire perdre notre identité politique.
Quand nous parlons de psychanalyse comme science politique, il ne s’agit pas de dire que les acteurs politiques devraient aller s’allonger sur un divan (encore que… mais c’est une autre histoire) : il s’agit, en réalité, d’élaborer une dimension politique de concepts fondés par la psychanalyse pour penser la crise des identités à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. L’apport de la psychanalyse pour penser la crise politique suscitée par le Covid-19 peut nous permettre de fonder une rationalisation de cette crise pour mettre fin aux manifestations de l’imaginaire politique comme la peur, l’angoisse, dont les sujets finissent par être porteurs, alors que leur citoyenneté devraient faire d’eux des sujets pensants, en leur fournissant les outils conceptuels et rationnels leur permettant de maîtriser les incidences singulières de la pandémie sur leur corps. Il ne sera possible de mettre fin à la pandémie que quand nous finirons par nous éveiller, par sortir de cette torpeur engendrée par l’hystérie politique. C’est, d’ailleurs, heureusement, ce qui commence à s’engager dans de plus en plus de métiers (pensons, notamment, au théâtre), dans de plus en plus de pays, dans de plus en plus de sociétés. C’est en mettant fin à cette hystérie politique que nos sociétés redeviendront ce que Rousseau appelait des sociétés civiles, des sociétés de citoyens conscients et pleinement responsables.