PROPOS SUR LA CITOYENNETÉ
L’approche du second tour des élections municipales, qui aura lieu ce dimanche, nous conduit à réfléchir aux mots qui désignent la citoyenneté et à ce que signifie leur origine dans notre culture
La cité dans la culture grecque et dans la culture latine
Les mots qui désignent la cité dans notre langue sont issus de deux étymologies : le mot grec, polis, d’où est issu le mot « politique », et le mot latin, civitas, dont « cité » est plus directement issu. Si j’évoque cette question de l’étymologie, de l’origine des mots, ce n’est pas pour faire œuvre d’érudition, c’est parce que la différence entre ces deux étymologies a, en elle-même, une signification importante qu’il convient de décrire. La différence entre la culture grecque de la citoyenneté et la culture latine est simple : en grec, c’est la polis, la cité, qui existe, d’abord, et le polîtes, le citoyen, est désigné par un mot qui est construit à partir de « polis », tandis qu’en latin, c’est l’inverse : le mot qui désigne la cité, civitas, est formé à partir du mot qui désigne le citoyen, civis. Tandis que, dans la culture grecque, le citoyen fonde son identité politique sur son appartenance à la cité, dans la culture latine, le citoyen fonde son identité politique sur sa relation à l’autre, et c’est l’ensemble des citoyens qui constitue la cité, la civitas. Là où les choses deviennent intéressantes et là où l’étude de la langue nous apprend quelque chose de fondamental, c’est dans les deux significations portées, en réalité, par le mot latin, civis. En effet, civis désigne aussi bien le citoyen que le concitoyen. Cela veut dire que ce qui fonde la citoyenneté, dans la culture latine, c’est la relation à l’autre, c’est la reconnaissance de l’autre comme politiquement semblable à soi. Dans la culture latine, ce qui fonde la citoyenneté est une forme de ce que la psychanalyse appelle le miroir : ce que Jacques Lacan désigne par « le stade du miroir », c’est ce moment fondamental de la vie où j’instaure mon identité en reconnaissant l’autre comme semblable à moi et, donc, en m’instituant comme semblable à lui. Finalement, ce qui fonde la citoyenneté dans la culture latine, c’est le constat que le civis est un mot qui désigne aussi bien le citoyen que le concitoyen, c’est-à-dire un mot qui se fond sur la reconnaissance de l’autre comme semblable à soi. La cité, elle, c’est-à-dire la civitas, est ainsi l’ensemble de ceux qui se reconnaissent comme politiquement semblables les uns aux autres. En désignant le citoyen par un terme, polîtès, fondé sur celui qui désigne la cité, polis, la culture grecque choisit, en quelque sorte, de désigner la cité comme l’élément qui fonde la société politique, alors que la culture latine fonde la cité sur la citoyenneté, elle-même fondée sur ma relation à l’autre, à qui je reconnais la même identité et les mêmes droits que ceux dont je suis moi-même porteur.
Cité et citoyenneté
Or, ce qui fonde la politique et notre façon de la penser est bien la citoyenneté, c’est-à-dire la relation entre celui qui est porteur des droits et des devoirs liés au fait d’habiter la cité et la cité elle-même. Il s’agit d’une des multiples formes de la médiation, c’est-à-dire de la relation entre le singulier et le collectif. On peut dire que la culture politique grecque et la culture politique latine fondent la médiation sur deux parcours inverses l’un de l’autre. Or, le moment de l’élection, comme celui qui va avoir lieu ce dimanche, est un moment au cours duquel je mets en ouvre ma citoyenneté, un moment au cours duquel je l’exprime, je la manifeste, je lui donne, en quelque sorte, une matérialité, une réalité. Quand je vote, je ne me contente pas d’exprimer mon opinion, je ne me contente pas de manifester mes choix, c’est mon droit même, et, au-delà, mon identité politique, que j’exprime, à qui je donne une forme de consistance. C’est la relation entre la cité et la citoyenneté que j’exprime en votant – en particulier lors d’une élection municipale au cours de laquelle c’est la cité même qui va se trouver, en quelque sorte, refondée par mon geste électoral. L’élection municipale est un moment de la vie politique qui manifeste pleinement la médiation, c’est-à-dire la relation entre la dimension singulière de la société et sa dimension collective. Il ne s’agit pas seulement de désigner des acteurs politiques à qui je reconnais le droit d’être porteur d’un pouvoir, il ne s’agit pas seulement d’exprimer, par mon vote, l’orientation que je souhaite donner à la ville que j’habite : il s’agit, bien plus profondément, de donner une réalité tangible à la relation entre le singulier et le collectif, à ce que Rousseau, finalement, appelait le contrat social.
La citoyenneté : une façon politique d’habiter la ville
C’est cela, la citoyenneté : une dimension politique de l’habitat, une façon politique de manifester son appartenance à la ville. Quand nous irons voter, dimanche, pour désigner les élus à qui nous reconnaîtrons le pouvoir d’administrer la ville que nous habitons, nous manifesterons une dimension pleinement politique d’habiter la ville, une dimension politique d’exprimer notre citoyenneté, c’est-à-dire à la fois notre relation aux autres citoyens, et la relation entre la dimension singulière de notre identité politique et sa dimension collective. C’est qu’être citoyen, manifester sa citoyenneté, c’est ne pas se contenter de vivre au quotidien dans la ville que l’on habite, mais c’est exprimer cet habitat dans ce que l’on peut appeler le langage politique. En choisissant nos élus municipaux, nous donnons une réalité à la médiation entre la dimension singulière de la cille, celle des citoyens qui l’habitent, et sa dimension collective, celle de la société politique qu’elle représente. Ce mot si important d’Habermas, l’espace public acquiert une réalité au moment du vote, au moment d’une élection, car, bien sûr, l’élection municipale marque aussi l’achèvement d’un débat public engagé au moment où ma campagne électorale a pris son départ. Cet espace public dont parle Habermas, en désignant par là l’espace de la ville dans lequel sont énoncés et diffusés les discours et les représentations des identités politiques et des opinions de ceux qui habitent la ville, acquiert une consistance réelle, tangible – mesurable, aussi, puisqu’il s’agit aussi, à l’issue du vote, de faire les comptes et de représenter le nombre d’élus dont dispose chacun des partis qui se sont confrontés les uns aux autres au cours de l’élection. Cette façon pleinement politique d’habiter la ville est aussi une des façons de donner du sens à l’habitat.
Donner du sens au fait d’habiter la ville
Quand nous votons pour désigner les élus qui vont administrer la ville ou à tous les moments au cours desquels nous sommes amenés à voter, nous donnons une signification au fait d’habiter la ville : en effet, nous articulons le fait d’habiter la ville à des choix, à des décisions, à des orientations. Nous ne nous contentons plus de vivre dans la ville au quotidien – même si c’est, en soi, important, mais nous donnons une signification politique à cette appartenance sociale et culturelle. En manifestant nos choix politiques sous la forme d’un vote, nous leur donnons une signification qui n’est pas seulement mesurable, mais qui est aussi interprétable, compréhensible. Voter est une façon de parler, une façon de nous exprimer. Au moment du vote, l’habitat n’est plus seulement une façon quotidienne de vivre dans un espace particulier, mais il est surtout l’expression d’une identité : c’est pour cela qu’il s’agit d’une pratique par laquelle nous donnons du sens au fait d’habiter la ville dont nous sommes les citoyens.
Nous nous rendons compte, ainsi, de l’importance de ce votre qui aura lieu dimanche : il ne s’agit pas seulement de cette pratique à laquelle nous nous livrons tous les six ans pour désigner des élus que nous chargeons d’administrer la ville où nous habitons, mais, bien au-delà, il s’agit de cette pratique par laquelle nous donnons une signification politique au fait d’habiter la ville, qui, ainsi, devient la manifestation d’une identité.