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Billet de blog 25 octobre 2023

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LE RETOUR DE LA GUERRE

Ukraine, Palestine : la guerre est de retour. De nouveau, l’espace public entre les nations est envahi par la violence, par l’absence de parole, par le choix d’envahir et d’occuper.

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La colonisation et la résistance à elle

Nous nous trouvons, d’abord, devant le retour de la colonisation. Ni en Ukraine, ni en Palestine, elle n’avait jamais vraiment cessé, que ce soit dans la réalité comme en Palestine ou dans des rêves colonisateurs d’un état en recherche de puissance, mais la guerre vient nous le rappeler avec brutalité. En Ukraine, l’État était parvenu à s’instituer et à gagner la confiance de celles et ceux qui vivent dans le pays. En revanche, en Palestine, non seulement la colonisation n’a jamais cessé, mais elle a empiré, avec, sinon le soutien des autres états du monde, en tout cas leur aveuglement complice. Le trait commun à ces deux guerres est la recherche de la colonisation en Ukraine et la réponse de la résistance à la colonisation en Palestine. Le monde a sous les yeux l’évidence de l’illégitimité de toute colonisation et la violence qu’elle ne peut qu’entraîner avec elle. Au-delà, la résistance à la colonisation figure un mode d’expression nationale, le projet de l’expression de l’identité nationale, même si cette expression en est réduite à la violence faute de pouvoir se manifester par les mots, faute d’audience pour l’entendre.

Deux poids, deux mesures

Rarement, dans l’histoire contemporaine, une telle différence se sera exprimée dans l’espace public entre les façons de penser les conflits de colonisation et entre ceux de la résistance à elle : tandis que la résistance à la colonisation russe est jugée légitime dans l’espace public, la résistance à la colonisation israélienne est dénoncée comme la manifestation illégitime d’une violence terroriste, alors que la survenue d’actions terroristes est liée à l’absence de reconnaissance internationale d’un véritable état palestinien. Sans doute, si l’on se mettait à dresser une comptabilité des morts, les morts dûs à la colonisation seraient-ils aussi nombreux, voire davantage, en Israël et en Palestine qu’en Ukraine et en Russie. Mais cela ne fait rien : la résistance palestinienne n’est toujours pas pleinement reconnue par les autres nations. Cela nous ramène à deux figures de l’histoire. La première, c’est la deuxième guerre mondiale. Redisons-le ici : en soutenant la colonisation israélienne en Palestine ou en la laissant faire, les nations tentent de payer leur dette de l’antisémitisme et, en particulier, celle de l’extermination des Juifs par Hitler à laquelle elles ne se sont pas assez opposées le moment venu. L’autre figure de l’histoire qui rend moins légitime encore pour les autres nations l’occupation russe de l’Ukraine que l’occupation israélienne de la Palestine est sans doute le passé communiste russe de l’Union soviétique, même si la Russie de Poutine n’a rien de communiste. Sans doute y a-t-il quelque part dans l’idéologie des nations, à l’égard de la guerre de l’Ukraine, quelque chose comme « l’Ukraine n’a pas assez résisté au communisme, et, donc, le soutien à Israël est tout de même plus urgent que le soutien à l’Ukraine ». En effet, on ne peut pas ne pas être frappé par le « deux poids, deux mesures » qui fait que, depuis le conflit à Gaza, les médias et l’espace public parlent moins de l’Ukraine. 

L’expression de la recherche de l’hégémonie

C’est le facteur commun à ces deux guerres. La Russie et Israël entendent préserver leur domination, l’une sur l’Ukraine et l’autre sur la Palestine. Ces deux pays entendent conquérir le pays voisin et y demeurer afin de conserver leur hégémonie dans la région. C’est particulièrement vrai de la guerre en Ukraine, car la Russie n’est plus la puissance qu’elle était et qu’elle tente de retrouver cet « âge d’or ». Au-delà même des projets d’extension et d’appropriation des terres voisines, la Russie et Israël manifestent une semblable quête d’hégémonie. Mais cette obsession de l’hégémonie ne concerne pas seulement l’Ukraine et la Palestine. Ces deux pays ne sont, somme toute, que des objets particuliers sur lesquels s’exprime une tendance classique dans les relations entre les nations, une obsession qui se manifeste depuis toujours dans le monde : celle de la recherche d’une puissance s’exerçant au-delà de la nation. Comme si, finalement, une nation n’était un grand pays qu’en exerçant une hégémonie véritable sur une autre. C’était bien le sens de la colonisation, mais, aujourd’hui, la recherche de l’hégémonie se manifeste aussi sous d’autres formes d’expression : c’est l’économie qui est devenue le domaine majeur de l’hégémonie, comme le montrent les États-Unis et la Chine. La violence et la guerre se manifestent aussi dans le domaine de la puissance économique.

La géopolitique réduite à la mondialisation des conflits

Si la géopolitique fut longtemps une rationalité permettant de penser la politique internationale et les relations entre les nations, elle a changé de dimension depuis, peut-être, la guerre de 1914-1918. Il s’agit du premier moment de l’histoire où l’on a commencé à parler, après coup, de guerres mondiales, même si, en 1914, cela n’était pas encore conscient. Aujourd’hui, la géopolitique n’est qu’un ensemble de mots tentant de retrouver une raison des guerres, comme si cela était possible. La géopolitique se réduit à analyser l’emprise internationale des conflits et des guerres entre les pays. Elle n’est plus qu’une manière de comprendre les recompositions des relations entre les nations et les alliances et de tenter de dire les mots des guerres. Mais cela n’est pas possible, car les guerres n’ont pas de mots, puisqu’elles ne s’expriment que dans la violence et dans les morts. Sans doute s’agit-il d’un autre trait commun à la guerre d’Ukraine et à la guerre de Palestine : ces guerres devraient nous permettre de comprendre, enfin, qu’il n’y a pas de mots pour les guerres. Les guerres ne se disent pas, elles ne se parlent pas. Seules, dans les guerres, se manifestent la violence, la mort et la destruction. La guerre est le silence des mots du monde : elle est la limite des paroles, car nous savons tous que l’on ne peut jamais tout dire. Écoutons encore une fois Lacan : « je dis toujours la vérité. Pas toute : les mots y manquent. C’est même par là que le langage tient au réel ». Ces mots ont été dits au sujet de notre inconscient singulier, pour comprendre pourquoi nous sommes porteurs d’un inconscient, mais sans doute existe-t-il aussi un inconscient des nations, qui se manifeste dans la guerre.

La pérennité des conflits 

S’ils se situent au-delà des frontières de l’espace des nations, les conflits sont aussi en-dehors des limites et des mesures du temps de l’histoire. Les conflits durent, ils ne sont pas dans notre mesure du temps, ils échappent à l’échelle de notre temps. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine existe depuis que ces deux pays sont voisins l’un de l’autre, et Poutine, en le déclenchant de nouveau aujourd’hui, ne fait que prendre la suite d’une vieille histoire. Quant au conflit de Palestine, il en est déjà question dans la Bible, et, de nos jours, ce conflit dure au moins depuis qu’en 1917, a été imaginée par Balfour une façon de résoudre le conflit né de l’éclatement de l’empire ottoman. Nous nous trouvons devant des guerres qui n’ont pas de limite, et, par conséquent, nous n’avons même pas de rationalité pour y mettre fin. C’est que ces pays se fondent dans la guerre. Et même, pourrait-on dire, c’est dans la guerre, toujours, que sont nés les pays et que leur identité s’exprime. C’est, d’ailleurs, la raison d’être des guerres de colonisation et des guerres de résistance dans tous les pays et à toutes les époques. Il se trouve seulement que nous ne sommes, aujourd’hui, que les témoins des guerres d’Ukraine et de Palestine et que nous faisons semblant d’oublier que les guerres ont toujours existé. C’est la différence entre l’identité psychique du sujet parlant, qui se fonde dans le miroir de soi qu’il reconnaît en l’autre, et l’identité politique des pays et des peuples, qui se fonde dans le conflit avec les voisins. Si les conflits ont une telle durée, c’est que, consciemment ou non, les pays se demandent toujours comment exister s’ils n’ont plus de guerre à mener, ni d’ennemis à vaincre et à dominer. Il se trouve seulement qu’en plus des guerres, la violence entre les pays est aussi devenue économique en découvrant cette nouvelle violence que l’on nomme la concurrence. 

Nous sommes toujours en guerre. La guerre d’Ukraine et la guerre de Palestine viennent nous le rappeler.

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