Du lavoir à la laverie contemporaine
Dans les villes, les laveries automatiques en « self-service » ont remplacé les lavoirs. L’irruption des « machines à laver » dans les appartements de notre temps avait fini par faire disparaître les lavoirs. Mais le refoulé revient toujours, comme on sait, et, depuis quelque temps, pour diverses raisons, en particulier la difficulté de trouver un appartement assez vaste, les lavoirs sont en train de faire leur retour, sous des noms divers comme « laverie automatique » ou même « salons de lavage ». Mais, au fond, qu’il s’agisse des vieux lavoirs que l’on croyait disparus ou des formes modernes des libres-services de lave-linges, il s’agit toujours de la même chose : faire du lavage du linge une médiation, une articulation entre singulier et collectif, faire du lavage du linge une affaire de la cité, une affaire politique. La logique du lavage collectif du linge est, finalement, double : d’un côté, il s’agit bien de faire du linge une médiation, en mettant en commun le linge individuel et le souci collectif du linge, et, de l’autre, il s’agit de faire se retrouver ensemble des personnes singulières dans des pratiques sociales devenant collectives. Mais c’est bien la difficulté des laveries automatiques contemporaines : comme ce sont les machines qui font le lavage et que ces machines sont individuelles, les laveries, à la différence des lavoirs, ne sont plus que des ensembles de dispositifs individuels, et nous n’y trouvons plus de contacts, de liens sociaux.
Le piège de l’équipement
Disposer d’un lave-linge et ne plus avoir à aller au « lavoir » est considéré comme un privilège, comme une sorte de luxe social. Mais peut-être s’agit-il, en réalité, d’un piège. Une fois de plus, car on a pu remarquer cela une foule de fois, la modernité de l’équipement. C’est qu’il s’agit, une fois de plus, d’un piège des équipements électroménagers de plus en plus sophistiqués. D’abord, ils empêchent le contact car nous pouvons tout faire à la maison. Et, surtout, ils réduisent les tâches ménagères à des opérations techniques qui nous font perdre leur sens. Bien sûr, c’est plus agréable de faire laver son linge à une machine, c’est moins fatigant, et, pendant que le linge se lave, on peut prendre un livre ou lire Mediapart en attendant que ce soit fini. Mais le défaut, c’est que, dans le domaine de la lessive comme dans les autres domaines de la vie quotidiennes, nous ne savons plus ce que nous faisons, nous oublions que l’électroménager est une façon d’oublier le ses de la vie quotidienne et des relations avec nos proches. C’est ainsi qu’au-delà même du passage du lavoir aux laveries automatiques collectives, le piège de l’équipement consiste dans la réduction des tâches ménagères, pas seulement de la lessive, à de la fonctionnalité. En remplaçant les gestes et l’implication du corps par de la technique, l’électroménager uniformise toutes les tâches quotidiennes en les réduisant toutes à des boutons et à des « programmes » - un peu, peut-être comme des programmes électoraux.
Le lavoir était un lieu de rencontre
Comme beaucoup de lieux urbains de services, le lavoir était un lieu de rencontre, de parole, de sociabilité, et il n’est pas sûr que les laveries automatiques collectives continuent à l’être. Encore que, dans certains cas, il y ait des distributeurs de boissons qui nous poussent au partage et à la conversation. Mais tout de même : la laverie automatique n’est plus un véritable lieu de rencontre car, une fois le programme lancé, on ne reste pas, on rentre chez soi, on va faire des courses, et on ne voit pas les autres, on ne leur parle pas, c’est à peine si l’on sait qu’ils existent. La laverie automatique n’est plus le lieu de rencontres qu’était le lavoir, elle ne fait plus partie des lieux sociaux : elle est réduite à un ensemble de dispositifs techniques. Ajoutons à cela que, tout simplement, ce ne sont pas des femmes et des hommes que nous avons en face de nous, mais des machines, qui ne parlent pas, qui ne chantent pas, qui n’ont une existence que de moteurs et de programmes. Ainsi, la lessive n’est plus le moment d’une rencontre avec d’autres, elle se réduit à des opérations prévisibles et simultanées. La simultanéité des opérations singulières a remplacé leur dimension collective.
Une approche sociale et politique de l’hygiène
Mais ne nous perdons pas dans une approche fonctionnelle du lavoir : il ne se réduit pas au lavage du linge, mais il propose une lecture sociale et politique de la propreté, de l’hygiène. En faisant de la lessive une activité de médiation, le lavoir contribuait, sans doute, à l’élaboration collective d’une politique de l’hygiène et de la propreté partagée entre les habitantes et des habitants d’un village ou d’un quartier. Une fois de plus, la laverie automatique collective met fin à ce rôle en chargeant les habitantes et les habitants d’élaborer, chacun pour soi leurs normes de l’hygiène et de la propreté. Le risque d’une telle individualisation est la disparition du débat qui, au lavoir, avait lieu, au cours des conversations. Nous ne plaisantons pas : le lavoir était une institution au même titre que les autres. Cela permettait aux voisines et aux voisins de critiquer les normes qui leur étaient imposées, alors que, seuls en face de notre linge, nous sommes réduits à observer, sans les discuter, les contraintes et les normes de l’hygiène. L’hygiène et le souci du propre n’appartiennent plus à la sphère sociale, ils n’ont plus la signification politique qu’ils pouvaient avoir au temps des lavoirs – sinon, peut-être, que cette dimension individuelle se réduit à des règles que nous devons observer sans les critiquer, sans les mettre en question. Après tout, ne l’oublions pas, la critique du politique commence avec la lessive.
L’invasion de l’espace urbain par la technique
Au-delà du lavoir, c’est toute cette invasion de l’espace de la ville – mais, au-delà, de l’espace de la société – par la technique et par les contraintes qu’elle impose. D’abord, en raison de leur homogénéité, ces contraintes imposent une uniformisation des pratiques sociales. C’est l’ensemble de nos pratiques culturelles et sociales qui se trouve, ainsi, faire l’objet d’une appropriation par des modèles uniformes d’organisation et de normalisation. Le numérique s’est imposé partout, et, finalement, sans doute faisons-nous la lessive de la même manière que nous téléphonons et les espaces de communication et d’information sont-ils organisés de la même façon que les laveries automatiques. Par ailleurs, la technique contribue à la dépolitisation de la vie sociale. En réduisant nos pratiques sociales à des pratiques fonctionnelles structurées par les normes uniformément imposées par les codes comme le numérique, la technique empêche la critique, elle chasse le langage, elle contribue à dépolitiser la vie sociale en faisant disparaître la question du sens. C’est qu’il ne faut pas se tromper : la question n’est pas celle du lavoir : ce sont toutes nos pratiques sociales qui sont ainsi soumises aux codes imposées par les normes techniques et fonctionnelles comme le numérique. Certes, les « salons de lavage » et les lieux collectifs où nous pouvons utiliser des machines à laver ne sont pas (encore) structurés par le numérique. Mais la dépersonnalisation et l’absence de relations sociales imposées par leur usage sont du même ordre : l’espace de la ville est envahi par les normes techniques d’usage qui contribuent à la disparition de l’espace public. En imposant l’uniformisation de l’espace public par les pratiques sociales dominées et structurées par les codes techniques, l’évolution de notre société nous conduit à la perte de sens de notre vie sociale et à la perte d’identité de nos appartenances. Faisons attention à la lessive.
N.B. : Dans la chronique de la semaine dernière, consacrée aux manifestations de protestation contre la réforme des retraites, je me suis trompé : les mots de V. Hugo que j’ai cités n’étaient pas issus de La légende des siècles, mais des Châtiments. Pardonnez-moi.