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Billet de blog 26 mars 2020

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POLITIQUE DE LA PEUR

Depuis que le coronavirus a commencé à se répandre dans le monde entier, les gouvernements, dans tous les pays, à commencer par le nôtre, ont engagé ce que l’on peut appeler une politique de la peur. Mais il importe de s’interroger sur ce que signifie une telle politique et ce qu’elle implique.

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POLITIQUE DE LA PEUR

Depuis que le coronavirus a commencé à se répandre dans le monde entier, les gouvernements, dans tous les pays, à commencer par le nôtre, ont engagé ce que l’on peut appeler une politique de la peur. Mais il importe de s’interroger sur ce que signifie une telle politique et ce qu’elle implique.

Un pouvoir dont la seule légitimité repose sur la peur

Dans tous les pays dans lesquels sévit la pandémie du coronavirus, les pouvoirs fondent désormais leur légitimité moins sur une reconnaissance réelle dont ils bénéficieraient de la part des populations que sur la peur suscitée par la menace de la maladie. C’est ainsi que, dans tous ces pays – dont la France, l’exécutif profite, en quelque sorte, de la peur du coronavirus et de ce qu’il implique, pour établir une véritable pression sur les populations, pour instaurer les stratégies de confinement et les accroître, et pour réduire les libertés et les droits politiques des citoyens, à commencer par les droits et les libertés d’aller et venir et de se réunir. Mais ne nous leurrons pas : ce n’est pas sur de véritables droits et sur une véritable loi que se fondent les pouvoirs pour instaurer ces limitations des droits, mais c’est sur la peur dont ils savent leurs populations porteuses. Depuis, par exemple en France, que la venue du coronavirus a, ainsi, suspendu le processus des élections municipales, le pouvoir multiplie les restrictions des libertés, jusqu’à celle de pratiquer du jogging, mais il ne se fonde, pour cela, sur la peur qu’il entretient par des déclarations et des discours exprimant la menace. C’est bien la signification du propos du président de la République sur la « guerre » : il s’agit de saisir l’occasion de cette figure de la guerre pour engager une stratégie de limitation des libertés et pour organiser autour du pouvoir la figure de l’unité nationale, c’est-à-dire la disparition des oppositions et des confrontations, en particulier entre salariés et employeurs, par exemple au sujet des retraites.

La maladie a toujours été liée à la peur

C’est que la maladie a toujours été liée à la peur. Ce n’est pas quelque chose de nouveau, mais on aurait pu espérer que le développement des sciences et l’accroissement des savoirs, notamment dans le domaine de la médecine, auraient pu réduire les peurs liées à la maladie, alors qu’en réalité, on a de plus en plus le sentiment que c’est l’inverse qui se produit : plus on a de connaissances sur les maladies, plus s’accroît la peur, comme si le sentiment de la menace grandissait avec la montée des savoirs répandus dans l’espace public. En fait, la diffusion de savoirs – souvent réduits – dans l’opinion finit par donner à la menace, et donc à la peur, des figures descriptibles, par émettre des représentations du danger qui lui donne des formes accumulées dans notre imaginaire. On retrouve, ainsi, dans le domaine de la santé publique et des représentations de la maladie, ce que Marx expliquait sur l’idéologie dans le domaine de la vie politique et dans celui de l’économie : l’idéologie est le nom que l’on peut donner à l’imaginaire politique, le monde de ce qui se voit, au lieu d’être celui où l’on parle et où l’on échange des savoirs. En effet, ce simple mot, idéologie, est fondé sur le radical ancien wid, qui est la racine du latin videre, d’où est issu le mot français voir. L’imaginaire, qu’il s’agisse de l’imaginaire politique ou de celui des contes de fée, repose sur ce qui se voit, par exemple dans nos rêves, au lieu de se fonder sur la parole, sur le discours, sur l’échange, sur la relation avec les autres.

C’est de cette manière que la maladie est liée à la peur. En effet, d’abord, la maladie nous inquiète pour nous-mêmes plus que pour les autres. Même si nous exprimons un souci pour les autres, lié à la solidarité, nous savons très bien que, si la maladie nous fait peur, c’est pour nous, c’est pour notre propre corps, c’est pour notre propre relation au mal et, au-delà, bien sûr, à la mort. Par ailleurs, pour cette raison même, la maladie suscite de la peur car elle nous empêche d’engager pleinement nos relations avec les autres. La maladie suscite de la peur car elle nous force, en quelque sorte, à suspendre nos relations avec les autres, elle nous force à suspendre l’expression de la dimension proprement politique de notre identité. Enfin, la maladie suscite de la peur car elle nous fait prendre, justement conscience, à un moment ou à un autre, des limites de notre savoir et des limites de la sécurité que le politique est censé nous assurer. C’est bien en ce sens que la maladie est liée à la peur : la maladie est la figure de nos limites.

La globalité de la peur dans l’espace politique

Mais il faut aller plus loin. Au-delà même de la peur que peut susciter la maladie, ce que l’on peut appeler la politique de la peur se manifeste dans tous les domaines du politique. En effet, on retrouve la figure de la peur, d’abord, dans l’ensemble des discours sur l’insécurité sur lesquels se sont toujours fondés les régimes totalitaires et les politiques répressives des régimes soi-disant démocratiques pour limiter les libertés et les droits. C’est, en particulier, cette figure de l’insécurité qui a été mise en avant par les partis de droite pour recueillir les suffrages lors des élections et pour asseoir leur légitimité, souvent elle-même menacée par leurs liens avec des régimes totalitaires dans l’histoire. Aujourd’hui, cette figure de l’insécurité et la figure de la peur multiplient leurs expressions dans l’espace politique, qu’il s’agisse de la peur des « hors-la-loi » comme les cambrioleurs ou les criminels, de la peur de la maladie comme celle du coronavirus, aujourd’hui, comme elle fut agitée par les politiques au moment de d’épisode du SIDA ou de celui du SRAS, ou encore de la peur de l’insécurité liée à l’insécurité de l’emploi et à la peur du chômage.

Le rôle des médias dans la montée de la peur

Ne nous trompons pas : si la peur se développe ainsi dans l’espace public, les médias sont responsables pour une grande part, de la montée de ce sentiment d’insécurité. Dans d’autres temps, ce sont les discours religieux qui ont cherché à susciter la peur dans les foules, en fondant sur cette montée de la peur leurs discours sur la morale, et les acteurs politiques ont toujours développé leurs discours et leur communication pour chercher, par tous les moyens, à recueillir la confiance de celles et de ceux qui les reconnaissaient comme leurs dirigeants. C’est aussi pour établir cette figure de la peur dans l’espace public que les journaux ont développé leurs rubriques dites de « faits divers », notamment à partir de l’époque de l’industrialisation de la presse écrite, et, sans doute, encore plus, avec l’avènement de la télévision. Aujourd’hui, toute une presse s’est développée dans le domaine de l’information médicale et elle accentue la peur devant la menace de la maladie. Alors que l’information devrait accroître le sens critique des populations et leur approche distanciée du politique, elle a tendance, au contraire, à diminuer leur opinion critique et à rendre plus intense la peur qui se développe dans l’espace public.

La peur est le contraire de la politique

Mais il faut bien avoir conscience que la peur est le contraire de la politique. En effet, d’abord, la peur nous empêche de réfléchir, elle paralyse notre activité critique en nous empêchant de mettre en œuvre une véritable activité de réflexion, de discussion, d’échanges avec les autres. Par ailleurs, et pour aller plus loin, la peur nous empêche de construire et d’exprimer l’identité politique dont nous sommes porteurs. En nous empêchant d’engager pleinement nos relations avec les autres, la peur nous empêche de construire notre place dans l’espace public, c’est-à-dire, au bout du compte, notre citoyenneté. Être citoyen, en effet, c’est, d’abord, tenir des discours au lieu d’avoir des croyances, c’est s’inscrire dans les relations avec les autres au lieu de se confiner, comme on dit aujourd’hui, dans des retraites, un mot qui veut dire, justement, se retirer du monde. Mais, comme la peur nous empêche ainsi de manifester  notre citoyenneté, elle est bien le contraire du politique, la peur empêche la politique.

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