La place de victime, à l’articulation du singulier et du collectif
La victime, c’est la personne qui souffre, mais, qui, dans le même temps, est soumise à l’autre. Être victime, c’est se trouver dans la position vaincue dans le rapport de forces. En ce sens, la victime se situe aussi bien dans la relation à l’autre, elle est une posture psychique, que dans l’espace public, parce qu’elle représente une logique politique. Les mots, toujours : la victime, c’est celle ou celui qui est vaincu, celle ou celui, qui, ainsi, est dominé par l’autre. C’est bien ainsi qu’il importe de ne jamais oublier qu’on n’est pas victime seul : si l’on est victime, c’est que l’on est victime d’un acte commis par quelqu’un d’autre, que l’on soit la victime singulière d’un acte de violence commis par une autre personne qui s’est placée en situation d’adversaire en nous y plaçant elle-même. Cela dit, on peut aussi bien victime singulière d’un acte commis par une autre personne singulière, comme c’est le cas, par exemple, des victimes de violences sexuelles ou de violences commises dans l’espace familial, mais aussi des victimes d’actes de terrorisme ou de violence politique, que victime collective d’un acte de violence commis par une figue collective, comme c’est le cas des violences politiques, par exemple des violences infligées à un peuple ou à un acteur collectif par un autre en situation de domination, comme il peut s’agir, par exemple, de violences de guerre, de violences coloniales ou encore de violences professionnelles. Par exemple, les violences commises sur les lieux de travail peuvent être aussi bien des violences pleinement criminelles causées par des collègues de travail ou des supérieurs hiérarchiques, mais n’oublions pas que ce que l’on appelle pudiquement des « accidents du travail » ne désigne que des actes de violence commises sur des salariés dans des situations dangereuses créées par les entreprises faute d’investissements suffisants dans le domaine de la sécurité. C’est ainsi que la place de victime peut se situer aussi bien dans l’espace des relations singulières intersubjectives que dans l’espace public des relations politiques et institutionnelles. Nous nous trouvons ici dans une de ces « zones grises » dont on ne sait jamais très bien si l’on se trouve dans l’espace singulier ou dans l’espace politique. Peut-être, d’ailleurs, cette incertitude peut-elle expliquer que le discours politique et le discours sur le psychisme aient souvent des difficultés à en rendre raison, à nous permettre de mieux comprendre l’incertitude victimaire.
Pourquoi parler d’incertitude ?
Sans doute n’y a-t-il rien de plus douloureux que l’incertitude. Somme toute, quand on se trouve dans un situation dans laquelle on peut désigner avec précision et sans indétermination le coupable, ou le responsable, de tels actes, les choses sont claires, et l’aptitude à définir l’auteur des actes incriminés n’apaise, certes, pas la souffrance, mais, au moins, elle permet de la comprendre, ce qui peut être un premier pas vers la libération. Mais sans doute n’y a-t-il rien d’aussi douloureux que, justement, l’incertitude, qui, à la souffrance, ajoute l’impossibilité de la comprendre ou de se donner un adversaire pour tenter de le combattre. L’incertitude est la situation la pire, car on ne sait pas. Mais, de la même manière que la place de victime, l’incertitude se situe aussi bien dans l’espace singulier que dans l’espace public ? L’incertitude est aussi bien dans la relation à une autre personne que dans la relation politique à une institution, à un pouvoir, à un acteur collectif. C’est précisément le rôle des institutions de la médiation de nous permettre de penser cette incertitude. C’est ainsi que la psychanalyse nous permet de mieux comprendre l’incertitude dont nous sommes victimes – aussi bien, mais leurs responsables vont rarement sur le divan d’un psychanalyste, que celle dont nous pouvons être les auteurs. C’est ainsi, également, dans l’autre champ, dans l’espace public, que les médias nous permettent de mieux comprendre cette incertitude et, ainsi, de contribuer à y mettre fin. Même s’il y a toujours des guerres, même s’il y a toujours des actes de violence terroriste, l’accroissement des informations disponibles a, sans doute, contribué à diminuer l’incertitude qui peut caractériser l’espace public. Plus nous disposons d’informations, plus nous disposons d’outils nous permettant de les comprendre, mais aussi de nous en souvenir dans une forme de mémoire collective, plus nous pouvons parvenir à réduire l’incertitude. Cet espace flou dans lequel nous ne savons pas où nous sommes et qui, de cette manière, fragilise notre situation, se réduit en ce que s’étend l’espace sur lequel nous avons des informations. L’intensification du travail des sciences sociales, l’approfondissement des sciences de l’information et de la communication, l’amélioration du travail des journalistes et des acteurs de l’information, chacun à sa place, ont contribué à réduire l’étendue de la « zone grise ». En même temps, plus l’incertitude se réduit, plus s’améliorent les conditions dans lesquelles se prennent les décisions. Or, la décision est, de fait, un des éléments essentiels de la diminution de l’incertitude, qu’il s’agisse de la décision singulière, celle du choix personnel, ou de la décision politique, celle de l’exercice des pouvoirs.
Qu’est-ce que l’incertitude victimaire ?
Peut-être, d’ailleurs, nous trouvons-nous devant une autre dimension de la situation de victime : être victime, c’est ne pas être en mesure de prendre une décision, c’est ne pas pouvoir choisir. En parlant d’une incertitude victimaire, nous parlons d’une forme d’incertitude qui se définit, justement, par le fait qu’elle définit une posture particulière de victime, celle de la victime qui est toujours dans ce que l’on peut appeler une incertitude victimaire de l’attente. La faiblesse de la victime de l’incertitude consiste à se situer dans l’indécision et dans l’attente au lieu de se situer dans la décision et dans ce que l’on pourrait appeler l’affirmation de soi. Mais, bien sûr, comme à propos de tout ce que nous avons écrit ici, cette incertitude victimaire est aussi bien une forme singulière d’identité qu’une forme collective. L’incertitude victimaire désigne le psychisme de celles et de ceux qui sont toujours les victimes des autres. Mais, à côté de la souffrance réelle qu’éprouvent ces personnes, ne nous trompons pas : il y a quelque chose d’un désir d’être victime. La situation de victime leur plaît, dans une certaine mesure, sans, évidemment, qu’elles s’en rendent compte, sans qu’elles l’assument. Et les auteurs des actes dont elles sont les victimes viennent profiter de cette forme de plaisir, dans une sorte de relation un peu malsaine de la victime et de l’auteur de l’acte. Il y a une sorte de plaisir dans l’attente même de l’acte qui va leur être imposé. « Ah là là, que va-t-il encore m’arriver ? ». Tout le monde a entendu ce genre de plainte, que l’on pourrait appeler des plaintes par anticipation, qui s’expriment dans le temps de l’incertitude. À l’autre bout de la médiation, dans le domaine du politique et du collectif, l’incertitude victimaire désigne des peuples ou des métiers, dont la place dans l’espace public est, justement, d’être toujours considérés comme victimes, de n’exister, en quelque sorte, qu’à condition d’être victimes, d’être dans la plainte au lieu d’être dans le discours politique – par exemple dans le discours revendicatif. C’est, justement, sur de tels acteurs politiques qui ne sont acteurs que pour être victimes, que reposent les positions de domination des acteurs de pouvoir totalitaire ou des auteurs d’excès de pouvoir. Peut-être peut-on définir ainsi le totalitarisme : une forme de pouvoir qui repose sur une domination des autres prenant la forme de l’incertitude imposée.