Le temps des juges
La justice joue plusieurs rôles dans une situation comme celle des attentats de 2015. Elle aide surtout à comprendre ce qui n’a pas de sens. Le rôle essentiel des juges dans la société n’est pas de réprimer, contrairement à ce que l’on veut souvent nous faire croire. Les juges nous aident à comprendre ce que nous ne pouvons pas parvenir à penser parce que c’est trop inattendu pour nous, ou trop violent, ou encore parce que cela échappe à l’ordinaire de notre vie. Les juges sont aussi là pour être des arbitres dans des situations de conflit. Quand la justice intervient dans les situations de violence, il ne s’agit ainsi pas de punir pour punir, mais, éventuellement, en cas de besoin, de riposter à la violence du crime personnel ou terroriste, par une autre violence, celle de l’État, et c’est dans ce cas que les juges répriment. Mais, avant tout, comme toutes les institutions, l’institution judiciaire est un rempart politique contre la violence. C’est pourquoi il y a eu un procès, après l’attentat contre « Charlie Hebdo » : les juges sont venus garantir la liberté de la presse et la liberté d’expression contre toutes les violences qui peuvent les menacer - voire tuer, comme ce fut le cas des journalistes de « Charlie ».
« Charlie Hebdo » : l’importance politique du jeu, du rire et de la caricature
Le regard de la caricature sur le politique est essentiel. « Charle Hebdo » prend, aujourd’hui, la suite de la « Commedia dell’Arte ». « Charlie » a été fondé par Cavanna (1923-2014), auteur de nombreuses œuvres, notamment de dessins, et par le « professeur Choron », pseudonyme de l’écrivain et chanteur Georges Bernier (1929-2005). Issu du magazine satirique « Hara-Kiri »), le magazine avait été fondé en 1970 à la suite d’une censure de « Hara-Kiri », en raison d’une couverture ironique sur la mort de Charles de Gaulle. Le choix politique de la rédaction de « Hara-Kiri » puis de celle de « Charlie » a donc toujours été celui de la caricature et de l’humour. Le jeu et le rire sont des prises de distance, comme le disait B. Brecht sur le théâtre. Le rire nous protège du fanatisme et de sa séduction. Il a toujours existé, en particulier dans la presse, des titres s’exprimant par l’humour, comme des regards critiques sur la société et sur la vie politique, mais fondés sur le rire, et non sur des analyses théoriques. C’est pourquoi la presse d’humour a toujours existé et a toujours un grand succès dans l’espace public, dont elle est une sorte d’envers. Il s’agit, finalement, d’une version écrite de la comédie au théâtre, comme les chansonniers en sont une version parlée ou chantée. Comme le théâtre comique, la presse satirique a un regard sur le monde qui fait rire. D’ailleurs, la couverture du numéro de « Charlie » consacré au dixième anniversaire de l’attentat de 2015 représente un homme en train de rire en lisant le magazine, juché sur une mitrailleuse : c’est le rire qui domine la mitrailleuse.
L’œil de Cabu
L’un des morts tués au cours de l’attentat était le dessinateur et humoriste Cabu (pseudonyme de Jean-Maurice Jules Cabu), né en 1925. Il avait relancé « Charlie », avec une nouvelle équipe, en 1992, après dix ans de silence du magazine. Cabu avait accompagné mon adolescence, dans le magazine « Pilote », avec le Grand Duduche et ses sempiternelles lunettes à travers lesquelles il voyait le monde en nous proposant son regard sur lui. Il nous avait appris que le dessin d’humour était une part de la protection contre la violence. Cabu n’était pas seulement un dessinateur d’humour politique. C’est sur la société toute entière qu’avec le grand Duduche, il avait critiqué l’école, avec ses présupposés de savoir imposé aux enfants, et avec sa façon de les préparer à l’obéissance. Il avait même inventé un mot, la « potachologie », pour désigner une « science naturelle » nouvelle, l’étude des potaches. L’œil de Cabu n’était pas seulement, bien sûr, l’œil du rire, il ne fallait pas la réduire à cela : derrière le rire, il y avait aussi la critique acérée et distanciée du monde social et une grande tendresse pour les jeunes potaches dont il parlait avec ses mots et ses dessins à lui. J’ai choisi de lui consacrer quelques lignes de cette critique parce qu’en lisant ses textes et ses dessins, j’ai appris beaucoup de ce que je sais, à présent sur la politique. C’est grâce à Cabu que j’ai compris qu’on ne peut pas comprendre le politique ni la vie sociale sans le rire. Finalement, Cabu prend la suite de ce personnage bizarre, ce « fou du roi », que Victor Hugo avait inventé sous le nom de Gwymplaine, le personnage qui, à la suite d’une déformation de son visage, semble ne jamais cesser de rire, dans le roman intitulé « L’Homme qui rit ».
Aujourd’hui : le retour de la violence et de la colonisation
Avons-nous tout oublié ? Devons-nous tout recommencer ? C’est ce que Trump et Netanyahou semblent nous dire. Le rire et l’humour semblent avoir quitté la vie politique, abandonnée aux mouvements et aux partis radicaux de toutes les sortes, et donnant l’impression d’avoir été de nouveau conquise, comme elle l’a été à plusieurs époques, par les croyances, les religions et leurs fanatismes. La croyance n’est pas seulement le recours à des divinités : ces recours à des figures divines ou magiques manifestent le fait que l’on n’attend plus de la société qu’elle nous aide à comprendre le monde et à agir que lui, mais que nous devons, pour cela, recourir à l’imaginaire politique de la croyance et des divinités. C’est ce qui conduit au fanatisme, cette sorte de violence politique fondée et légitimée par une supposée supériorité des dieux sur le monde. Le retour de la religion dans le monde politique et la perte de puissance de la laïcité accompagnent le retour de la violence et de la colonisation. Le retour de la violence dans le monde prend la forme du retour des extrémismes et des radicalismes de toutes les sortes dans tous les espaces politiques. Au Proche-Orient, il s’agit de la lutte devenue infernale entre les extrémismes musulmans et les extrémismes juifs. En Europe même, la montée des radicalismes religieux a pris la forme de la violence de l’attentat contre « Charlie Hebdo », mais, demain, d’autres titres de cette sorte, seront les victimes de tels fanatismes, qui légitiment, à leur tour, le renforcement des politiques sécuritaires et sont à l’origine de la violence des racismes et des discriminations. Ce retour de la violence dans l’espace public légitime manifeste, de son côté, la dévalorisation du rôle de l’État et des institutions politiques, et la diminution de l’engagement des peuples. C’est aussi en raison du retour de la violence dans les espaces politiques qu’une autre violence est en train de triompher et de devenir la référence majeure de la société : la violence du libéralisme. L’économie est en train de devenir encore plus qu'avant un espace de violence, elle-même liée à l’hégémonie d’un libéralisme qui ne conçoit l’économie que comme un domaine de rapports de forces dans la concurrence et d’exploitation des salariés par le patronat, comme, par exemple, sous la forme l’accroissement de l’âge de la retraite. Enfin, la violence politique prend la forme du retour de la colonisation et de la conquête de certains pays par d’autres. C’est le sens de la guerre d’Ukraine et de la guerre de Gaza de marquer par la violence et par la mort la soi-disant supériorité recherchée par certains pays sur des régions ou sur d’autres pays. Mais, aux États-Unis aussi, la violence a gagné en faisant revenir Donald Trump au pouvoir, et, avec lui, les errements et les aberrations de la recherche de la supériorité par la violence, qui va jusqu’à dénier la légitimité d’une nation comme le Canada en disant vouloir faire de lui un 51ème état des États-Unis ou du Groenland en cherchant à le voler au Danemark. L’autre figure de la violence de l’économie libérale des États-Unis est, bien sûr, Elon Musk, un industriel qui prétend s’occuper de tous les domaines de la vie politique, jusqu’en Grande-Bretagne, où il prétend donner des leçons aux pouvoirs politiques. Avec des personnages comme Trump et Musk, la démocratie se meurt, car la folie du libéralisme tente de lui mettre fin par tous les moyens. Dans notre propre pays, nous devons réfléchir à la violence politique d’un parti comme le Front National, devenu le Rassemblement national pour donner l’illusion d’un parti rassembleur, qui a pu acquérir la position forte qu’il a trouvée dans notre espace politique. Mais ne nous trompons pas : nous devons aussi réfléchir à la violence politique, soi-disant légitimée par les médias et les institutions, du libéralisme et des idéologies comme le macronisme qui entend faire régner dans notre pays la violence économique et sociale dans le silence de l’absence de débat.