La gauche existe-t-elle encore ?
À force, on peut se poser la question. C’est vrai que le président et ses fidèles sont présents partout dans les médias et dans l’espace public, mais tout de même : d’abord, s’ils sont aussi omniprésents, c’est aussi, justement, parce que la gauche leur laisse la place, et puis peut-être, au-delà, peut-on se poser la question de l’existence même de la gauche. Usée par tant d’échecs, dégradée par tant de divisions, la gauche a perdu son élan. Et puis la gauche d’avant était aussi fortifiée par l’existence, en son sein, d’une infinité de mouvements, plus ou moins radicaux, gauche de gouvernement et gauche de contestation, alors qu’aujourd’hui, en-dehors de la France insoumise, le P.C.F. ne dit plus rien, on ne sait même pas toujours clairement ce que sont ses positions, le P.S., qui fut si puissant, semble avoir disparu - sauf dans le récit de ses petites querelles intestines, ce que l’on appelait l’extrême gauche, qui, justement, était le nerf vivant de la gauche, son aiguillon, a l’air d’avoir perdu sa vitalité. On se demande, ainsi, si la gauche existe encore. Pour exister, il faut avoir une identité et l’exprimer, la revendiquer dans l’espace public, il faut avoir un projet et un discours, il faut susciter des adhésions, mais aussi savoir, somme toute, ce que l’on est, dans quelle direction on va, il faut ne plus hésiter, ne plus se poser de questions, il faut retrouver l’élan qui s'est perdu.
La gauche et la solidarité
Sans doute est-ce la première distinction, essentielle, entre la gauche et la droite. Pour dire les choses simplement, la droite se fonde sur la recherche du profit, tandis que la gauche se fonde sur la mise en œuvre de la solidarité. Tandis que la droite s’inscrit toujours dans la logique de la recherche d’une supériorité dans la revendication (souvent fantasmée) d’une puissance, la gauche s’inscrit dans l’ouverture à l’autre, dans la reconnaissance de son existence. La solidarité, qui fonde la gauche, consiste à fonder sa propre existence sur la reconnaissance de celle de l’autre, à comprendre que c’est parce que nous sommes en relation avec l’autre que nous existons pleinement, car nous fondons, l’un et l’autre, ensemble, ce que l’on appelle l’espace public. La gauche se fonde sur l’expression d’une solidarité qui unit celles et ceux qui résistent aux hégémonies et qui leur permet d’être plus forts qu’elles.
La gauche a une histoire
C’est une autre distinction entre la gauche et la droite : tandis que la droite mène une politique qui cherche à adapter sa recherche du profit au temps court, et ne se réfère au temps long que pour se construire une légitimité illusoire, la gauche s’inscrit pleinement dans le temps long de l’histoire dont elle est porteuse. La gauche ne se situe pas seulement dans le présent dans lequel elle agit, mais elle fonde son approche du présent sur la culture et la mémoire qui fondent son identité et qui s’expriment dans son discours et dans ses pratiques de l’espace politique. La gauche fonde son identité politique sur une histoire et sur une mémoire qui fortifient sa confrontation à la droite par sa référence à des situations et à des stratégies qui ont fait sa force dans le passé et qui continuent de la faire dans le présent. Le temps de la gauche ne se réduit pas au temps simple de l’aujourd’hui, mais il est un temps complexe, inscrit dans plusieurs moments et dans plusieurs temporalités.
La gauche parle
C’est en ce point que se situe, sans doute, la différence la plus évidente entre la gauche et la droite. Tandis que la droite n’a pas de discours, qu’elle n’a que de la rhétorique et qu’elle semble se réduire à faire des comptes, c’est sa voix et le discours qu’elle fait entendre qui manifestent l’existence de la gauche, sa présence dans l’espace politique. La gauche a des mots, elle a des paroles, qui donne du sens à ses manifestations et à ses expressions. Mais c’est aussi parce qu’elle a des mots que la gauche peut s’inscrire dans l’histoire et dans le temps long, et qu’elle peut se faire entendre du peuple. La gauche a des choses à dire aux peuples à qui elle parle, elle a des propositions à leur faire, elle a des idées à leur proposer, des expressions qui fondent sa relation à eux. Ce sont ces mots de la gauche qui donnent du sens à son existence dans l’espace public, ce sont ces paroles qui rendent possible son ouverture à l’autre, ce sont ces discours qui lui donnent toute sa place, mais aussi toute sa légitimité dans le débat public. C’est en écoutant ses mots et en entendant ses paroles que les peuples adhèrent à la gauche.
La gauche et l’égalité
Avec la solidarité, l’égalité est l’un des premiers mots de la gauche : la solidarité fonde l’égalité et la rend possible. Mais qu’est-ce que l’égalité, dont se soutient le propos de la gauche ? Cela peut se comprendre en termes d’identité et de la même façon que notre identité se construit : dans notre rapport à l’autre. Notre identité de personne se fonde sur notre relation à l’autre qui nous tend le miroir dans lequel nous la reconnaissons. Mais l’égalité, finalement, n’est pas autre chose que l’image du miroir tendu à un peuple, au lieu de ne l’être qu’à une personne singulière. Être égal à l’autre, c’est pouvoir se reconnaître en lui dans l’espace politique. L’égalité, c’est la relation entre les personnes qui leur permet de se reconnaître les unes dans les autres, en se reconnaissant les mêmes droits et les mêmes impératifs dans la société dans laquelle elles vivent. Comme la gauche se fonde sur la solidarité et sur la relation à l’autre, elle se fonde nécessairement sur l’égalité, qu’elle considère comme le fondement de la société politique. C’est parce que nous sommes égaux que nous pouvons être des zôa politisa, comme le disaient les grecs : des êtres vivants politiques. Mais, au-delà, c’est l’égalité qui fonde la société dans laquelle nous vivons et qui assure la force de sa pérennité : l’égalité n’est pas seulement un principe politique, mais elle est aussi la seule façon d’assurer l’existence de la société dans le temps long de la durée.
La gauche et l’identité
Depuis quelque temps, il semble que la figure de l’identité ait été confisquée par la droite et l’extrême droite qui, ainsi, se la seraient appropriée. Il est temps que la gauche retrouve cette figure essentielle au combat politique, car, sans identité, on n’est plus rien, ou, ce qui revient au même, on bascule dans la folie. Une des missions majeures de la gauche contemporaine serait, ainsi, de repenser l’identité, de tenir de nouveau un discours de gauche sur l’identité, de faire retrouver au peuple l’identité dont il a été privé, parce que la droite et l’extrême droite la lui ont confisquée.
La gauche et le temps long
Nous revoilà dans la question du temps long. C’est en se situant dans le temps long autant que dans le temps court que la gauche donne à la société politique la force de la durée. C’est, d’ailleurs, pourquoi, une fois au pouvoir, la gauche n’a pas besoin de la violence de la force : tandis que la droite se sent toujours menacée et se croit donc obligée de tuer pour croire assurer son existence, comme nous venons de le voir, la gauche, elle, fait sienne le propos de Rousseau dans le Contrat social : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ». Comme elle est dans le temps long, la gauche se fonde sur la loi au lieu de se fonder sur la violence. C’est aussi parce qu’elle est dans le temps long au lieu d’être dans le temp court que la gauche se réfère toujours à sa mémoire, au lieu d’être dans l’oubli. Mais cela lui donne aussi une force que la droite n’a pas : celle de la culture.
La gauche et le libéralisme
C’est bien sur cela, entre autres, que se fonde la différence entre la gauche et le libéralisme. Le libéralisme consiste dans la soi-disant liberté de pouvoir échanger librement dans le temps court du profit. En revanche, la gauche, qui recherche, elle, la solidarité, se fonde sur une économie politique, au lieu de se fonder sur une économie de marché, et, ainsi, met en œuvre des échanges situés dans le temps long et institués par de la loi. C’est ainsi que la gauche inscrit l’échange dans une économie de projet et de relation à l’autre. Le temps long de l’échange fait de l’économie un ensemble d’activités qui a du sens pour celles et ceux qui en sont les acteurs, et ce sens se formule dans le temps long de la relation de l’échange, au lieu de se fonder sur le temps court du profit et du pouvoir. C’est bien pourquoi la gauche ne peut avoir d’avenir qu’en-dehors du libéralisme et de l’économie de marché, car le marché établit des rapports de force et de domination, au lieu d’instituer des relations de reconnaissance et d’identité.
Repenser la gauche
La gauche ne peut retrouver la force qu’elle a pu avoir qu’en se fondant sur des mots qui donnent du sens à son action. La gauche ne fut forte que quand elle disait des mots, quand elle avait une pensée, quand elle intervenait dans le débat public autrement qu’en y portant des jugements sur des partis et sur des personnages. La gauche s’est perdue car elle n’a plus de projet. Pour retrouver sa force, la gauche doit se repenser., elle doit inventer un nouveau discours, de nouveaux mots dans lesquels toutes celles et tous ceux qui s’en réclament puissent se retrouver et susciter l’adhésion des autres. Pour retrouver sa place dans l’espace public, la gauche doit y exprimer une mémoire et une culture. Les petits jeux électoraux ne peuvent faire gagner la gauche, car elle s’est fondée, justement, sur la dénonciation de ce qui limite la politique au fait électoral. Pour repenser la gauche et la faire de nouveau gagner, ils faut lui faire retrouver sa voix et ses mots.