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Billet de blog 27 octobre 2022

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LES DICTATURES MODERNES

Xi Jinping,Poutine,Macron : Même s’il s’agit de pays et de cultures qui ne sont pas les mêmes, même s’il s’agit d’approches différentes du pouvoir, beaucoup de traits rapprochent ces trois dictateurs. Tentons de mieux lire ces dictatures contemporaines

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Des projets vides : seul compte le pouvoir

Les pouvoirs des dictateurs sont illisibles et inaudibles : ils n’ont pas de paroles ni de discours, ils ne s’appuient que sur des appareils d’État ou de pouvoir dévoués. C’est ainsi qu’en Chine, aucun engagement précis n’a été pris par Xi Jinping à l’occasion du congrès du parti communiste chinois en 2022, qu’en Russie, le seul projet de V. Poutine est la guerre en Ukraine et qu’en France, le projet politique d’E. Macron est devenu illisible – y compris pour ses partisans – sans que l’on puisse savoir quelle est l’orientation du quinquennat. Le pouvoir n’est, ainsi, pas seulement sans consistance : il est devenu aveugle et sourd, en ne se rendant pas compte de la montée des oppositions et des critiques dans l’espace public. Cela permet de mieux apprécier l’incertitude qui semble caractériser le second quinquennat macronien, sinon de la comprendre. La guerre en Ukraine, l’absence de sécurité sanitaire en Chine, la montée des inégalités en France, constituent autant de manifestations de l’absence de signification des pouvoirs des dictateurs. Ces pouvoirs n’ont pour but, finalement, que de perpétuer les conditions de leur exercice. Le propre des dictatures, ce qui, en quelque sorte, les définit comme régimes politiques, est que les dictateurs ne donnent pas de signification à l’exercice de leur pouvoir : ils se contentent de l’imposer. Il s’agit d’une sorte d’aliénation, puisqu’elles imposent aux habitantes et aux habitants d’un pays de se soumettre au pouvoir de l’autre, et d’une aliénation hégémonique, puisqu’il n’y a pas de place pour l’autre, pour la différence : l’autorité s’impose sur tous les domaines de l’existence.

La perte des identités politiques

Les dictatures de notre temps ne s’appuient pas sur de véritables partis, mais sur des partis que les dictateurs ont eux-mêmes transformés – voire créés dans le cas du parti d’E. Macron. Nous sommes devant une évolution qui se produit, en quelque sorte, dans les deux sens, d’une manière dialectique : comme les projets politiques ne sont plus clairs et que les engagements s’affaiblissent, les partis perdent leur rôle et leur importance, et comme les partis s’affaiblissent, les identités politiques se perdent et les dictateurs peuvent régner tranquillement, sans opposition. C’est ainsi qu’en France, même des acteurs que l’on croyait de gauche comme d’anciens socialistes ont fini par adhérer au projet réactionnaire d’E. Macron. C’est ainsi que l’opposition entre la gauche et la droite est présentée, en France, comme une figure ringarde d’un autre temps, qui ne permet pas de comprendre la modernité et que les oppositions sont présentées dans des pays comme la Chine ou la Russie comme des obstacles au progrès.

L’absence du débat

Cette perte des identités s’articule, bien sûr, à la disparition du débat. En Chine, les opposants ont été poussés manu militari vers la sortie, à l’occasion du congrès du Parti communiste. En France, à l’occasion du vote du budget 2023, qui est l’étape peut-être la plus importante du quinquennat, le débat a été interdit par l’usage de l’art. 49-3 de la Constitution qui instaure l’adoption d’une loi sans vote dès lors qu’aucune motion de censure n’est votée par l’Assemblée. Si l’absence du débat, voire son interdiction, ont toujours été des caractéristiques des dictatures, cette forme de censure qui empêche la discussion et la liberté de l’expression, prend aujourd’hui des formes nouvelles, mais, comme toute interdiction de la parole, elle n’en consiste pas moins dans une violence. La substitution de la violence au débat est une caractéristique classique des dictatures. La parole doit être interdite. Ce n’est pas le pouvoir qui est lieu vide, c’est l’espace public, l’espace de la discussion et de l’échange des paroles.

Une fausse légitimation par l’histoire

Comme souvent dans le passé et dans tous les pays, ces trois dictateurs cambriolent l’histoire, ils en appellent à une grandeur passée de leur pays pour imposer l’idée selon laquelle ils seraient investis par cet héritage : L’histoire confondue des tsars et du stalinisme pour Poutine, celle des empereurs de Chine et de Mao pour Xi Jinping, celle de la Résistance pour E. Macron, sont récupérées par ces dictateurs. Il s’agit d’un vol de l’histoire, car les figures auxquelles ils se réfèrent pour légitimer leur action et leur pouvoir n’ont rien à voir avec leur mode d’exercice du pouvoir et, le plus souvent leur identité n’a pas de sens dans la situation actuelle que nous vivons. L’histoire n’est invoquée par ces dictateurs que pour servir de caution à la censure du débat et à l’absolutisme. Il s’agit, ainsi, en réalité, d’une fausse légitimation. Les dictateurs ont besoin de se légitimer par l’histoire car ils savent très bien qu’ils ne peuvent recueillir l’adhésion des peuples sur qui ils règnent. Mais, surtout, l’histoire désigne la connaissance, fondée par des recherches et par l’élaboration d’un savoir, de faits qui se sont déroulés dans le passé : elle n’a pas à servir de caution à qui que ce soit. C’est en ce sens que les dictateurs commettent un vol de l’histoire.

Le pouvoir : un lieu trop plein

On sait que C. Lefort avait défini le pouvoir, dans une démocratie, comme un « lieu vide », « un lieu », écrit-il, « que j’appelle vide parce que nul individu, nul groupe ne peut lui être consubstantiel ». Le pouvoir, poursuit-il, se situe dans « un lieu infigurable, ni au-dehors, ni au-dedans ». Que signifie cette figure du « lieu vide » ? Il ne s’agit pas de faire, ainsi, apparaître le pouvoir comme un néant, mais de montrer que, dans une démocratie, seul le démos, le peuple, dispose du kratos, du pouvoir. Le pouvoir ne saurait être confisqué par une personne, il n’y a pas, au sens propre d’incarnation du pouvoir ; la figure de l’incarnation n’a de place que dans l’imaginaire religieux. Or les dictateurs sont, au contraire, trop présents. Ils incarnent le pouvoir, ils lui donnent leur chair, un peu comme le font des acteurs de cinéma, sauf qu’en l’occurrence, il ne s’agit pas de films mais de la réalité du pouvoir. C’est ainsi que l’on voit les portraits des dictateurs partout, tantôt en bras de chemise comme E. Macron, notamment au cours de la campagne électorale de 2022 ou en col roulé pour accueillir une personnalité politique à l’Elysée, tantôt en costume sévère et triste comme V. Poutine et Xi Jinping. Le développement, devenu insensé, des médias audiovisuels a accentué cette tendance de l’information politique à mettre en scène les pouvoirs en accentuant, ainsi, leur personnalisation et en confondant les acteurs du pouvoir avec des personnages de fiction. C’est ainsi que les personnages représentés par les médias remplissent le lieu du pouvoir et l’empêchent de redevenir un lieu vide.

Une conception moderne du pouvoir ?

S’agit-il de la modernité du pouvoir ? Peut-on définir une telle conception du pouvoir comme moderne ? Ce que nous venons de remarquer sur le développement de l’audiovisuel tendrait à le reconnaître. Ce qui marque la modernité, c’est la simplification de la confrontation entre deux logiques du pouvoir. D’un côté, il y a la véritable démocratie. La modernité de la démocratie, c’est la critique, c’est ce que G. Bachelard appelait « la philosophie du non ». La démocratie, c’est la persistance de la force du débat, que permettent les tribunes, les médias, la vie de ce que J. Habermas appelait « l’espace public », qui continue d’être un espace politique. De l’autre, il y a la modernité des dictatures, la modernité de la censure et de l’absence du débat, la modernité de la disparition des engagements et des identités politiques. Peut-être pourrait-on appeler ce lieu moderne du pouvoir comme le lieu du silence. Ce silence, en réalité, repose sur la disparition des luttes sociales. Peut-être aura-t-il fallu, en France, le mouvement des « gilets jaunes », ou, aujourd’hui, les conflits et les grèves liés aux difficultés de l’approvisionnement en carburant, pour que le peuple se réveille et sorte du silence. Il est clair, aujourd’hui, que seule la parole, seul le débat, peuvent mettre un terme à cette forme dictatoriale de l’exercice du pouvoir. Nous devons retrouver le sens du « non ». Goya nous explique, avec des images terrifiantes, que ce qu’il appelle le sommeil de la raison « enfante des monstres ». Nous devons nous éveiller du sommeil de la raison pour nous libérer, enfin, de celui de la démocratie.

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