Une géopolitique de l’autorité et une géopolitique de la violence
Comme tous les éléments de la politique, la géopolitique suit les logiques qui constituent ce que l’on peut appeler une grammaire du pouvoir. La politique consiste dans un ensemble de confrontations entre acteurs et entre des identités autour de l’enjeu majeur que représente le pouvoir pour les uns et pour les autres, et, ainsi, ce que nous proposons de désigner par le terme « grammaire du pouvoir ». C’est que, comme le pouvoir pose autant la question des particularités de son langage et de ses représentations que celle des modalités de son exercice, de sa mise en œuvre, la géopolitique ne peut se penser hors de la question du pouvoir et de la géopolitique des formes de l’autorité. En effet, en réalité, deux géopolitiques se distinguent aujourd’hui, fondées sur deux logiques de pouvoir, la violence et l’autorité. Alors que c’était essentiellement les rapports de force économique et la puissance des états qui ordonnaient la géopolitique que nous connaissions, nous nous trouvons aujourd’hui devant une géopolitique structurée selon de nouvelles références. Si je propose de parler d’autorité, c’est que le pouvoir est désormais de plus en plus l’attribut des acteurs des puissances de l’économie politique, tandis que les acteurs porteurs du pouvoir politique se voient plutôt reconnaître une autorité - qu’ils perdent quand ils ne disposent plus de la réalité économique du pouvoir. L’internationalisation des échanges, des entreprises et de la production conduit, ainsi, à l’internationalisation des autorités politiques. Quant la violence, elle se manifeste, elle aussi, dans l’espace transnational de la géopolitique, comme on peut s’en rendre compte avec l’internationalisation des acteurs de la violence terroriste. Si la violence a toujours fait partie de la géopolitique sous la forme des guerres, les organisations de violence terroriste comme les organisations de ce que l’on appelle « l’islamisme radical » ou celles des autres formes d’extrémisme religieux, ont acquis une place dominante dans la géopolitique contemporaine. Mais cette internationalisation de la violence se manifeste aussi sous la forme de la violence générée par les trafics internationaux de stupéfiants. Associées ou articulées l’une à l’autre, reposant souvent sur les mêmes acteurs, ces deux types de violence ont fini par construire une géopolitique de la violence qui double, en quelque sorte, celle de l’autorité en constituant, en quelque sorte, son envers.
Une géopolitique de l’imaginaire
L’imaginaire occupe, dans la géopolitique, une place qu’il n’avait pas auparavant. L’imaginaire a toujours fait partie des identités politiques. Marx et Engels dénonçaient déjà cette importance de l’imaginaire, mais peut-être sans pleinement assumer le fait qu’il n’y a pas plus de politique sans imaginaire ou sans idéologie qu’il n’y a d’identité psychique sans imaginaire. C’est que l’imaginaire est nécessairement l’un des fondements de l’identité. Sans même parler de l’identité singulière ni de la subjectivité, on ne peut pas exprimer un engagement politique sans construire un imaginaire. Dans le simple fait de voter, on choisit un projet, on adhère à ce projet, et, puisque nous n’en sommes, au moment, du vote, que dans l’étape du choix de l’orientation future que l’on souhaite voir prendre à l’État, ce projet n’en est encore qu’au stade de l’imaginaire. Pour cette raison, il est nécessaire d’élaborer une géopolitique de l’imaginaire. Dans le domaine géopolitique, une telle géopolitique s’inscrit elle-même dans trois domaines, dans trois lieux. Le premier est le projet du devenir de l’État et de sa place dans le monde. C’est ainsi, par exemple, qu’au-delà même de la question des territoires, du pouvoir sur eux et de l’identité qu’ils manifestent dans l’espace, le conflit palestinien consiste dans l’opposition entre deux imaginaires de la terre palestinienne, celui d’Israël et celui des Palestiniens, et, si la dimension religieuse du conflit occupe tant de place, c’est justement en raison de l’importance de l’imaginaire dans la confrontation entre les deux identités des peuples en guerre. Le second lieu de la géopolitique de l’imaginaire est précisément la géopolitique elle-même. On ne peut pas concevoir la géopolitique en-dehors de l’imaginaire, précisément parce qu’aucun de nous ne peut avoir une expérience réelle de la géopolitique : on ne peut pas connaître le monde, on ne peut pas appréhender la mondialité de l’espace politique autrement que dans un imaginaire, politique et rationnel certes, mais imaginaire tout de même. Les discours, les récits, les orientations géopolitiques des uns et des autres, des partis et des pouvoirs, ne peuvent avoir, pour chacun d’entre nous, qu’une consistance imaginaire. C’est sur le terrain, dans les lieux où elle se met en œuvre, que cette géopolitique acquiert une dimension réelle, mais, pour celles et ceux qui en parlent et en débattent, il s’agit d’une géopolitique imaginaire, d’orientations, de projets et de choix. Un troisième domaine de cette géopolitique de l’imaginaire avait perdu de l’importance, mais en a acquis une nouvelle, avec le développement des médias, celui des fantasmes du politique et le déclin des identités politiques : c’est celui des identités religieuses. La géopolitique ne se manifeste plus seulement dans la confrontation entre des identités politiques réelles, mais elle se fonde aussi sur la confrontation - parfois (et même souvent) violente entre les identités religieuses. La violence de l’opposition entre ces identités est, justement, à la mesure de leur dimension imaginaire, puisque c’est au nom de leurs croyances et de leurs imaginaires que celles et ceux qui sont porteurs d’un imaginaire religieux tentent de donner une supériorité et un pouvoir à la croyance dont ils sont porteurs. C’est ainsi que la géopolitique de l’imaginaire s’inscrit aussi dans la géopolitique du fait religieux, c’est-à-dire dans la répartition dans le monde des croyances et des systèmes d’adhésion aux identités religieuses. On peut, à cet égard, trouver trois âges des empires (Je me réfère pour cela au titre du dernier « hors-série » du Monde : 40 cartes pour comprendre les nouveaux empereurs). Il y a d’abord le plus long, celui des premiers empires, de l’Antiquité jusqu’aux révolutions et aux ruptures du dix-neuvième et du vingtième siècles. C’est l’époque où ont été fondés, formés, les empires, en Chine, à Rome, en Russie, au Proche-Orient. Il s’agit aussi des empires américains de l’Espagne et du Portugal et de la Grande-Bretagne. Ce sont ces empires qui ont façonné les identités politiques des pays qu’ils ont fondés et qui sont toujours les leurs de nos jours - ne serait-ce que par leurs langues et, justement, l’association entre leurs imaginaires d’origine et les imaginaires que les colonisations leur ont imposés. Cette dimension imaginaire de la géopolitique s’inscrit dans le temps long dont parle Fernand Braudel, celui qui échappe aux calendriers, mais qui s’inscrit dans les cultures et dans les inconscients. Le second âge des empires ne fonde pas la géopolitique contemporaine (cela, c’est le rôle des premiers empires), mais il fonde la dimension imaginaire de la construction des empires contemporains : c’est le temps des guerres et des grands conflits. La « guerre froide » entre les pays dits de l’Est et ceux dits de l’Ouest (dans un bel exemple de géométrie politique dominée par l’Europe) oppose les imaginaires géopolitiques des pays dominés par les États-Unis et ceux qui étaient dominés par l’Union soviétique. Enfin, le troisième âge de l’imaginaire géopolitique est celui des « nouveaux empires » : la reconfiguration du Proche-Orient issue des imaginaires religieux comme l’islamisme ou le sionisme, les imaginaires associant projets politiques et anciennes cultures religieuses comme en Chine ou en Corée dans la recherche d’une hégémonie politique d’autant plus efficace qu’elle est intériorisée par les populations - justement dans leur imaginaire culturel et religieux.
Repenser la géopolitique
C’est ainsi, dans cette histoire qui est en train de se construire sous nos yeux, qu’au-delà de ses expressions contemporaines, c’est toute une nouvelle rationalité de la géopolitique qu’il importe de construire de nos jours. Trop longtemps, la géopolitique s’est limitée à une géopolitique de la puissance militaire et de la domination économique. Cette géopolitique à repenser de nos jours est celle de la parole, des discours et des médias, celle des représentations symboliques et imaginaires du monde, celle, enfin, de ces nouveaux imaginaires fondés sur la découverte et la conquête d’espaces que nous ne connaissons pas encore, mais que nous sommes en train de découvrir. Ces espaces encore imaginaires fondent une part de la géopolitique contemporaine de trois manières. D’abord, ils sont des sortes d’incarnations de la puissance des pays qui font l’expérience de ces conquêtes. Comme toujours, les conquêtes ont une dimension réelle - l’appropriation des terres et des espaces conquis - et une dimension elle-même imaginaire, la puissance qu’elles manifeste. Ensuite, ces espaces donnent à ceux qui les conquièrent et se les approprient la connaissance qui vient nourrir l’imaginaire de leurs pays. Enfin, ces imaginaires géopolitiques fondent une nouvelle répartition géopolitique du monde entre les pays et entre les puissances. Toute une géopolitique se construit ainsi de nos jours, fondée sur une géopolitique à la fois réelle et imaginaire.