Qu’est-ce que le théâtre ?
Sans doute toutes les sociétés ont-elles une culture du théâtre. Toutes les sociétés se donnent à voir sous la forme d’un jeu mettant en scène des personnages et des pièces face à un public. Commençons donc, comme toujours ici, par questionner les mots. Le mot « théâtre », bien sûr, d’abord. Le théâtre est ce qui se voit : le mot théâtre, en français, est issu d’un très ancien verbe grec : « théo », en grec, signifie « je regarde ». Chez les Grecs, en même temps, « théo », je regarde, a quelque chose à voir avec la divinité, avec le sacré. Le théâtre désigne ce qui se voit, mais, plus précisément, ce qui est quelque chose que l’on ne peut que voir : en-dehors de la scène sur laquelle il se voit, le théâtre n’est rien, il n’existe que par le jeu qu’il met en scène. Le théâtre est, ainsi, une confrontation entre ce qui se joue et celui qui regarde, c’est-à-dire le public. Le théâtre consiste, ainsi, en une sorte de miroir dans lequel, en regardant les acteurs jouer, le public cherche à se reconnaître. Car le public, « publicus », en latin, est le peuple. Ce mot, public, est issu, lui, du mot que tout le monde connaît, « populus ». L’expérience du théâtre est celle d’une sorte de face à face entre les acteurs qui jouent, qui interprètent une pièce, et le peuple qui se reconnaît en eux, au cours de l’expérience d’un jeu, qui met en scène l’identité du peuple qui assiste au spectacle. À cela s’ajoute une autre dimension du théâtre : il s’agit d’une expérience esthétique. Cela inscrit l’expérience du théâtre dans la logique d’une représentation. C’est cela, la représentation : c’est ce qui représente une histoire et des personnages sous le regard, à la fois visuel et acoustique, du peuple assemblé. Mais cette représentation s’inscrit dans une logique esthétique et ludique. Il ne s’agit pas seulement de raconter ou de montrer un fait ou un événement, mais le théâtre donne à voir et à entendre une sublimation esthétique de ce qui est joué sur la scène.
Le théâtre et l’identité
En donnant, ainsi, à voir des personnages, le théâtre montre des identités. L’identité, c’est un être qui se montre, un id-ens, un étant-ça. C’est même parce qu’il les montre que le théâtre donne une existence à des personnages, à des rôles, à des êtres sociaux et culturels présents dans une société. L’expérience du théâtre est celle de la représentation d’identités dans lesquelles le public se voit, se reconnaît, ou, au contraire dans lesquelles il reconnaît des identités qu’il rejette, qu’il a en horreur. C’est ainsi que le théâtre nous montre des personnages et des rôles qui sont des images de nous sur cette scène, une sorte de miroir social et culturel, où il nous montre des personnages pour que nous nous reconnaissions en eux, ou pour que les rejetions, pour que nous les excluions de la société qu’il représente. Ou le peuple se retrouve dans des personnages qui représentent un idéal esthétique de soi, comme les jeunes gens amoureux les uns des autres ou les rois et les seigneurs qui mettent en œuvre un idéal politique, ce qui est souvent le rôle des rois dans des pièces comme celles de Racine, ou celui d’Œdipe dans le théâtre de Sophocle, ou le peuple voit dans d’autres personnages des caricatures que le théâtre l’encourage à rejeter en les dénonçant, comme le personnage classique du traître ou de l’ennemi. Le théâtre donne à voir les identités qui évoluent dans l’espace public en leur donnant un rôle et une signification. Mais, en même temps, s’il existe des pièces de théâtre qui montrent des identités, des personnages qui sont sûrs de la leur, des œuvres comme celles de L. Pirandello (1867-1936) donnent à voir des personnages porteurs d’identités problématiques. Pirandello écrit ses pièces à une époque où toute la question des identités est remise en cause, à la fois par les développements des sciences du psychisme et par ceux du fait politique. Les personnages de Pirandello ne se reconnaissent pas, et, par conséquent, le public ne peut reconnaître en eux que des identités mises en doute.
Le théâtre et la distance
Le théâtre de Pirandello va mettre en scène la question de la distance, comme le fera B. Brecht (1898-1956) un peu plus tard. Mais Pirandello représente des identités mises en doute, tandis que Brecht propose une conception du théâtre fondée sur la distance entre l’acteur et le rôle qu’il interprète. Le théâtre donne la société à voir et à entendre à une certaine distance qui distingue la représentation de la réalité. C’est pourquoi les acteurs s’y mettent à distance du personnage qu’ils interprètent. Il s’agit d’une double distance : d’abord les acteurs ne se confondent pas avec les personnages, parce qu’ils n’existent que par un jeu, et, ensuite, les acteurs interprètent les personnages, ce qui veut dire qu’ils leur donnent une signification. C’est par le jeu qu’ils mettent en scène que les acteurs donnent à l’identité de leur personnage la distance d’une signification qui se substitue à l’imitation ou à ce que sont les personnages de la réalité ; c’est pourquoi les acteurs ne se confondent pas avec le public. Ce qui distingue les acteurs du public, c’est que ce dernier existe dans la réalité, alors que les personnages n’existent que par le jeu des acteurs.
Le costume et le rôle
C’est le rôle du costume d’exprimer cette distance entre l’acteur et « son » personnage. Le costume revient, au théâtre, au déguisement dans le jeu des enfants ou au cours d’événements comme les carnavals. Le déguisement consiste dans un changement de guise, c’est-à-dire de façon d’être. Quant à ce que l’on appelle le costume, il désigne, lui aussi, une façon de se donner à voir à d’autres. Il n’y a, d’ailleurs, pas qu’au théâtre que l’on s’habille d’une autre façon que dans l’ordinaire du quotidien, car on met un costume pour participer à une fête ou à un rituel. Mais, au théâtre, la différence entre le costume et l’habillement ordinaire est qu’il s’agit d’un vêtement associé à un personnage. Le costume au théâtre donne à voir une personnalité qui n’existe qu’au théâtre dans le rôle interprété par l’acteur. Le costume dissimule la véritable identité de l’acteur (c’est le sens de la distanciation) en la remplaçant, le temps de la représentation, par l’identité interprétée par l’acteur. Finalement, le costume transforme le rôle en une identité qui se donne à voir sous la forme d’un jeu.
Le masque et le jeu
C’est le grand mot du théâtre : le jeu. Le théâtre est un jeu, c’est-à-dire un ensemble de pratiques et d’attitudes sociales qui sont jouées, c’est-à-dire distinguées de la réalité sociale. Les rôles sont joués par les acteurs, ce qui veut dire qu’ils ne peuvent se confondre avec la réalité sociale qu’ils interprètent. C’est pourquoi, dans le théâtre antique et dans cette extraordinaire expérience du théâtre que les italiens nommaient la Commedia dell’arte, au cours de la mise en scène de l’esthétique du jeu, l’acteur dissimule son visage réel sous le masque qu’il porte. De cette manière, ce n’est pas lui-même qu’il donne à voir au public, mais le visage du personnage qu’il interprète. Le masque achève de faire du théâtre un jeu. Les identités théâtrales ne sont plus que des identités jouées par des acteurs qui, en portant un masque, se réduisent à des rôles, ou, plutôt, transforment leur identité de personne en une identité de personnage. Par le masque, la distanciation évoquée par Brecht peut être considérée comme une distanciation totale.
Le décor et la scène
Reste à parler de la scène. La scène est la représentation théâtrale de l’espace public. Il s’agit de l’espace dans lequel ce ne sont plus des personnes qui font face au public, mais des personnages. La scène est l’espace du jeu, qui se distingue de l’espace public réel. En ce sens, d’ailleurs, le théâtre se distingue ainsi du cinéma, car le cinéma, lui, ne se joue pas sur une scène, mais sur un écran. La skéné grecque, nom d’où est issu notre mot scène désignait une petite construction en bois dans laquelle les acteurs se donnaient à voir. Les Grecs distinguaient ainsi encore plus nettement que nous le monde des acteurs et du théâtre et celui de la réalité. La scène grecque était habitée par des personnages masqués, dont l’identité scénique était distinguée de leur identité réelle par leur masque et leur costume, tandis que ce qui distingue la scène de l’espace de la réalité est le décor. Le décor donne une consistance à l’espace du jeu, il lui donne une existence que le public peut voir, au sein de laquelle les acteurs évoluent et font face aux acteurs qui interprètent les autres rôles que le leur. C’est ainsi que, par la scène, le théâtre devient un monde.
Le théâtre : un miroir dans lequel se reconnaît un peuple, qui s’y retrouve
Si tous les peuples ont et continuent d’avoir, sous des formes diverses, dans le théâtre, dans l’opéra, dans les jeux contemporains, l’expérience du théâtre, c’est que le théâtre est, pour eux, l’expression de leur identité. Dans le théâtre, nous nous retrouvons, et, en nous retrouvant, nous reconnaissons qui nous sommes, ce qui nous permet de naître comme peuple assemblé. L’expérience du théâtre est celle d’un miroir social et politique, celle d’un miroir dans lequel un peuple tout entier se retrouve dans les paroles des acteurs, dans la musique de leurs voix réunies sur la scène. On peut imaginer le public, le peuple, se levant d’un seul mouvement en se retrouvant ainsi, et disant, avec l’actrice, les vers qui forment le nœud de Phèdre :
« Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait, avec vous, retrouvée ou perdue ».