L’économie et la religion
Les régimes politiques , la vie politique et les diverses formes de la politique économique ont commencé par être distingués de la morale. Benveniste explique, dans Le vocabulaire des institutions européennes, que la couleur symbolique des prêtres, la blanc, celle des guerriers, le rouge et celle des paysans, le vert, distinguaient ces activités sociales l'une de l'autre. Nous savons que, dans les premiers temps de l’histoire, les pratiques politiques de l’économie ont élaboré des formes de gouvernance économique fondées essentiellement sur trois éléments. Le premier consiste dans le développement de l’activité économique des pays et la recherche de ce qu’on appelait la prospérité. Le deuxième est la recherche d’une fondation économique du pouvoir vis-à-vis des autres pays, à la fois dans l’activité commerciale et dans la colonisation. Enfin, la gouvernance économique s’illustrait par la prévision, dans l’élaboration de projets et dans la recherche de formes de planification - notamment dans la recherche de la protection à l’égard de risques naturels (en particulier le climat) et de risques géopolitiques (guerres et conquêtes). Cela signifie que, dans l’Antiquité et dans certaines périodes de l’histoire, l’économie politique se pensait en termes de pouvoir. La religion était alors un domaine distinct du politique auquel elle donnait une légitimité et l’expression d’idéaux et d’imaginaires d’adhésion. Ce que l’on a appelé, en Europe, la Réforme, la naissance du protestantisme, s’est fondée sur la recherche d’une proximité plus forte de la religion et du politique, les principes religieux donnant au politique des orientations idéologiques et les autorités religieuses exerçant des formes de contrôle et de légitimation sur le politique. En même temps, la Réforme s’est imposée, dans le domaine politique au temps où émergeait le capitalisme à la fois comme d’organisation politique de l’économie et comme recomposition économiques des pouvoirs. On peut dater la Réforme et la naissance du capitalisme de la même époque. C’était, en Europe, l’époque des premiers grands voyages, des premières formes de colonisation, et, ainsi, des premières grandes banques, notamment pour financer ces expéditions. En 1517, Luther dénonce l’usage par l’Église d’un commerce des « indulgences », par lequel elle vendait à son profit des assurances du pardon des fautes, donnant naissance à un véritable trafic. À partir de cette dénonciation par Luther, la Réforme entend faire retrouver à l’Église des pratiques plus conformes à l’éthique chrétienne et rompt avec ce que l’on appellera désormais le catholicisme.
La réforme protestante et la naissance du capitalisme
Ce qui fonde le protestantisme, c’est la recherche humaine de l’expression d’une identité par le travail, en ce que c’est lui qui donne un statut et une place dans la société. Marx avait milité dans le mouvement de naissance du capitalisme et avait proposé les premiers travaux de critique du capitalisme et d’élaboration d’une économie politique. Un peu plus tard, dans un livre célèbre et, en quelque sorte, fondateur, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber, un historien et un penseur du politique et de l’économie, propose, en 1904 (tome 1) et en 1905 (tome 2), de repenser l’articulation de l’économie politique et de la morale religieuse en les situant dans l’histoire. Comme nous l’avons vu, l’époque de Luther et de la naissance du protestantisme est, en même temps, celle des premiers grands voyages et des grandes « découvertes » (C. Colomb va en Amérique en 1492) et du début d’une mondialisation de l’économie et des échanges. Ces grands voyages, de grands travaux liés au développement des villes, et de grandes activités commerciales rendent nécessaires des financements auxquels les hommes n’avaient pas eu affaire auparavant. Ces financements rendent nécessaire l’institution de grandes banques et de grands établissements financiers pour financer ces expériences de la vie économique. Mais, en même temps, Max Weber explique que la puissance de la richesse et de la vie économique donne à l’église et à la religion des rôles de contre-pouvoirs. Pour les auteurs de la Réforme dont parle Max Weber, « la richesse en tant que telle est un grave danger, ses tentations n’ont pas de cesse, sa recherche n’est pas seulement insensée au regard de l’importance primordiale du royaume de Dieu, elle fait aussi problème au plan moral » (L’Éthique protestante…, traduction française par J.-P. Grossein (Gallimard, p. 199-200). C’est en ce point que la légitimation de la politique économique par le religieux déplace l’économie dans le champ de la morale. La réforme protestante va articuler économie et morale dans une éthique de l’économie politique qui va fonder d’autres références de l’économie de nos jours.
La critique du capitalisme
Si le grand livre de Max Weber est publié en 1904 et en 1905, c’est bien à un moment où le capitalisme connaît une première crise contemporaine : une dizaine d’années avant la révolution russe de 1917. C’est ainsi que l’étude qu’il propose de l’élaboration d’une éthique de l’économie s’inscrit dans un mouvement plus global de critique du capitalisme dominant en son temps et de dénonciation de ses erreurs. En particulier, le développement de l’industrialisation - y compris, plus tard, dans le domaine de l’agriculture - va entraîner une recomposition des logiques et des identités économiques dans le monde entier. C’est ainsi que l’on peut comprendre la réflexion de Max Weber sur l’histoire du capitalisme comme une contribution à la dénonciation politique du capitalisme engagée dans « Le Capital » et à la construction de nouvelles approches des politiques économiques. L’autre aspect important de la naissance du capitalisme, selon M. Weber, est la naissance d’une conception du travail comme système de valeurs. Ici encore, d’ailleurs, Max Weber peut se situer par rapport à l’articulation proposée par Marx entre valeur d’usage et valeur d’échange. La naissance d’une économie de marché va construire une approche de la valeur, fondement de la notion d’échange, mais, cette fois, elle articule ce que l’on peut appeler l’espace et le temps du travail et de la production à ceux de l’échange, sachant que c’est toujours la logique de l’échange qui est à l’origine de la capitalisation. Le capitalisme va fonder toute une organisation de la société et des pratiques sociales et culturelles des hommes, instituant ainsi une culture politique globale de la vie sociale et des institutions politiques. C’est pourquoi la critique du capitalisme constitue un moment fondateur des sociétés contemporaines, puisqu’il s’agit de leur construction comme systèmes politiques d’organisation des échanges et des sociétés. En même temps, c’est à ce moment que le capitalisme va, en quelque sorte, se croire tout permis, jusqu’au contrôle de nos vies sociales, faisant se rejoindre, une fois de plus, l’économie et les pouvoirs politiques.
La rigueur dans les salaires et dans la consommation
Cette légitimation de l’économie par la morale s’exprime par la figure de la rigueur, qui manifeste le contrôle de l’économie et des échanges sur les usages ds personnes. Nous commencerons par le problème de la consommation, car c’est en ce point que le contrôle éthique de la vie sociale joue au quotidien son rôle de pouvoir et de contrôle. En même temps, c’est dans les modes de consommation que les différences entre les classes sociales apparaissent de la façon la plus évidente. Sans doute est-ce la raison pour laquelle c’est sur la modération dans la consommation et dans les revendications dans le domaine du travail que se fondent les discours des pouvoirs sur une économie de la rigueur. L’impératif de la rigueur s’impose notamment dans le domaine des prix et dans celui des salaires qui constituent les deux points sur lesquels repose la conception capitaliste de l’identité politique de ceux qui travaillent et qui se distingue de l’identité de ceux qui investissent et qui dirigent. C’est ainsi que l’exigence de modération sur les salaires et sur la consommation fait porter la politique du contrôle et de la rigueur sur les populations. C’est justement parce qu’elle porte sur le quotidien des peuples que la figure de la rigueur fait reposer l’économie politique sur une conception morale des échanges et de la consommation. Dans le même temps, l’exigence de rigueur libère les pouvoirs, les possédants et les dirigeants des exigences qu’ils imposent aux autres. La figure de la rigueur n’est pas autre chose qu’une affirmation, sous une forme morale, de la possession par les capitaux et des moyens financiers des pouvoirs des choix, de la direction et du contrôle de la vie économique.