Je vais parler d’un collège et de faits concernant des adolescents. Sans doute suis-je particulièrement attentif à ce que l’on peut appeler ce drame, car tout suicide en est un, parce que j’ai enseigné une dizaine d’années dans des collèges - et pas dans des collèges de quartiers chics, mais dans la banlieue Nord de Paris. J’ai connu des faits de violence tenant à la situation des banlieues défavorisées. Même s’il ne s’agissait, alors, pas de « harcèlement », je sais que la violence existe dans les établissements scolaires. Le déni n’est jamais une bonne idée : il faut savoir que la violence existe, plutôt que de l’ignorer ou de réduire ces faits à de simples « chamailleries ». Mais, tout de même, on ne peut pas réduire à des chamailleries une situation qui est liée à un suicide. C’est pourquoi je voudrais tenter, ici, de poser des questions, afin d'essayer de comprendre ce qui a pu se passer.
La violence du harcèlement
Commençons par le commencement. Les élèves en sont convenus : Lucas avait bien été exposé à des faits de harcèlement, de la part d’autres élèves de son collège. Le harcèlement est un mot apparu, somme toute, assez récemment dans l’espace public. On n’en parlait pas tant auparavant, même si cette sorte de violence a toujours existé. Au fait, qu’est-ce que c‘est, « harceler » ? Comme toujours, ici, les mots, d’abord. Le Dictionnaire étymologique, de Jean Dubois, Albert Dauzat et Henri Mitterand (Larousse) situe l’apparition du mot en français en 1493. Il s’agit d’un terme associé au mot « herse », qui désigne un outil agricole métallique à dents, un peu comme une scie, utilisé pour travailler la terre. Harceler quelqu’un, c’est s’acharner contre lui par des mots, en lui créant une mauvaise réputation, en faisant porter sur lui toutes sortes d’accusations. Le harcèlement se situe dans les mots : c’est un de ces cas, somme toute assez rares, de ce que l’on appelle le performatif, c’est-à-dire de cas dans lesquels on fait agir les mots, de situations dans lesquelles les mots n’ont pas seulement du sens, mais ont aussi un effet. Le harcèlement consiste dans des mots qui ont pour effet de faire souffrir l’autre, à la fois par la violence des mots que l’on emploie et par la répétition, qui l’amène à se sentir, en quelque sorte, enfermé dans les paroles de l’autre, sans pouvoir y échapper. C’est une prison, le harcèlement : il a l’effet d’un enfermement dans les mots.
Le rôle du collège et de l’éducation
La particularité de la situation du collégien qui a fini par se suicider, c’est que les faits se sont déroulés dans le cadre de l’école. Alors qu’une école est un espace dans lequel, comme par définition, les élèves qui le fréquentent devraient être protégés par l’État, cette fois, l’adolescent a été exposé, sans pouvoir leur résister ni s’en protéger, au harcèlement des mots des autres. Il a été confronté aux autres au cours de pratiques de langage qui le désignaient, en quelque sorte, comme un ennemi de qui il fallait triompher, comme un « autre » qu’il fallait dominer. Quoi qu’elles en disent après coup, les autorités de l’établissement ont manqué à leurs devoirs les plus élémentaires : protéger leurs élèves de la violence. Pis : c’est de leur propre établissement qu’est montée la violence. Non seulement l’établissement n’a pas protégé l’adolescent de la violence, mais ils ont laissé les autres exercer sur lui cette violence alors qu’ils avaient la responsabilité de les empêcher de le faire. L’éducation, dans cette situation, n’a pas rempli son rôle, elle n’a pas fait son travail, mais, de plus, c’est l’État qui a manqué à ses devoirs. Peut-être faut-il voir derrière ce manque évident d’action de la part des autorités de l’Éducation nationale, une manifestation de plus de l’affaiblissement de l’Etat dans notre époque dominée par l’hégémonie du libéralisme et le recul de la puissance publique. Tout semble s’être passé comme si le collège, un établissement public d’enseignement, avait été absent. L’enquête menée après l’événement aurait dû être mise en œuvre avant. Nous nous trouvons aussi, dans cette situation, devant l’absence d’un encadrement suffisant des établissements scolaires, devant l’absence, dans les établissements, de personnalités à l’écoute des jeunes afin de les accompagner dans la construction de leur identité.
Le suicide et l’identité sexuelle
Mais il n’y a pas que cela. Le harcèlement portait sur l’identité sexuelle du jeune qui s’est suicidé. Nous sommes devant un jeune de treize ans, à l’âge où se construit, justement, l’identité sexuelle, qui ne savait pas très bien où il en était. Ce qui est décrit comme son homosexualité, comme un « genre » homosexuel qu’il revendiquait, est, surtout, une hésitation. Cet adolescent était en train de se construire, de chercher à se situer, et il n’y parvenait pas. Pour mieux comprendre ce qui s’est passé (je dis « comprendre », je n’en dis pas plus, car la violence, celle des autres qui le harcelaient et la sienne, celle qu’il a portée sur lui-même, n’a jamais de sens), sans doute importerait-il, avant tout, de savoir dans quel espace il était né, dans quelle famille il vivait. Il faudrait comprendre en quoi consistait le réseau familial et le réseau scolaire des relations interpersonnelles au sein duquel il était enfermé. En effet, un enfant ou un adolescent, pas plus, d’ailleurs qu’un adulte, ne se suicide pas s’il est écouté, s’il est entendu, s’il peut faire part à un adulte de ses malaises, de sa difficulté, justement, à se situer dans l’espace de la sexualité, comme d’ailleurs, bien sûr, dans l’espace des relations sociales qu’il est amené à avoir avec les autres. Le suicide de ce jeune montre qu’il s’était heurté, dans sa vie si brève, à une autre violence : celle du silence. Que ce silence ait été issu d’un refus de l’entendre ou d’une incapacité à l’écouter, il s’agit toujours d’un mur. Lisons, une fois de plus, Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». L’espace infini dans lequel ce jeune s’est perdu en perdant la vie est un espace que l’on ne peut nommer, dans lequel on ne peut que se perdre. Quoi que puissent en dire les pensées qui semblent, aujourd’hui, actives et dominantes, l’homosexualité est, avant tout, une sorte d’hésitation : être homosexuel, c’est ne pas choisir entre le sexe de son corps et celui de son désir, c’est ne pas pouvoir choisir avec quels autres on recherche une activité sexuelle. Et puis rappelons-nous une fois de plus que nous ne parlons pas d’un adulte, mais d’un être en train de se faire, d’un être qui ne pouvait pas avoir pleinement une activité sexuelle réelle. En ce sens, de même que l’homosexualité est une hésitation sur l’identité sexuelle, le suicide est une hésitation - entre vivre et mourir, entre vivre et ne plus vivre. Le suicide de ce jeune est, ainsi, la marque d’une double hésitation. C’est pourquoi on ne peut pas comprendre cette tragédie - car il s’agit d’une tragédie, c’est-à-dire d’une situation menant à la mort, dans laquelle on est enfermé - sans connaître l’histoire de cet adolescent. Le harcèlement a joué le rôle majeur - en quelque sorte moteur - qui l’a poussé à ne plus vivre, mais il ne suffit pas à comprendre ce qui s’est passé. Or, si l'on ne peut pas réduire ce harcèlement à des « chamailleries », comme a dit le chef d’établissement, ajoutant ainsi de l’incompréhension à la souffrance de cette famille, on ne peut pas non plus se contenter du harcèlement pour expliquer ce geste. Il importe de prendre la mesure de ce qui a construit le psychisme de ce jeune, des désirs refoulés et des paroles interdites dont était fait son inconscient. On ne peut dénier, ignorer, le rôle majeur joué dans cette tragédie, par le chœur de la famille, la place qu’il y occupait, le regard des autres membres de sa famille sur lui. On ne peut pas non plus dénier la dimension politique de ce drame. Il ne faut pas réduire cette tragédie à un événement : une fois de plus, il s’agit d’un symptôme.