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Billet de blog 29 février 2024

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DU DROIT À L’ÊTRE AU DROIT À L’AVOIR

Sous la pression de l’aggravation des conceptions de la société fondées sur l’emprise de la consommation, le droit est en train de connaître une nouvelle mutation

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Le droit à l'être et le droit à l'avoir

Les sociétés ont imaginé le droit comme un ensemble de lois ayant pour but de protéger les personnes contre les abus et les violences d’autres personnes auxquelles elles sont confrontées ou des états dans lesquelles elles vivent. C’est ainsi que l’on peut parler d’un droit à être. Le droit est là pour protéger nos identités, pour nous permettre de vivre, d’être, pleinement. C’est, d’ailleurs, ce que signifie, fondamentalement, le principe de l’égalité sur lequel est fondé le droit - ou sur lequel il le devrait. En effet, l’égalité fonde la personne sur les conditions dans lesquelles elle est dans la société, c’est-à-dire sur l’égalité, qui représente ce que le miroir représente dans le discours de la psychanalyse : c’est dans la personne de l’autre que nous reconnaissons la nôtre. Mais cette mutation que connaît notre droit consiste à ne plus fonder le miroir dans lequel nous nous reconnaissons en l’autre sur l’être, sur des modes de vie, sur des relations avec les autres, sur une place dans la société, mais sur des modes de consommer, sur des usages d’objets, sur des acquisitions de biens et d’avantages sociaux. C’est pourquoi le droit à avoir protège le consommateur au lieu de protéger la personne. La parentalité ne se fonde plus sur la reconnaissance d’une identité mais sur le droit à avoir des enfants - d’ailleurs, on dit bien « avoir des enfants », sans se soucier de l’être de ces enfants. La parentalité est conçue comme un droit à une pratique de consommation. La transition du droit à l’être au droit à avoir s’inscrit dans une évolution bien plus vaste des pratiques sociales qui, peu à peu, ne se fondent plus sur le droit à la parole, sur le droit à la reconnaissance, mais sur la recherche de toujours davantage de possessions et de dispositions de services, sur une conception de la sécurité comme protection contre le risque de diminuer sa consommation. 

Le droit à l'être : une protection de l’identité

Le droit consiste dans un ensemble de lois conçues pour garantir l’identité et pour la protéger. Mais, avant tout, le droit consiste dans les formes légales de la reconnaissance de l’identité. Le droit est, ainsi, d’abord, un droit au nom, un droit à la sécurité, un droit à la protection sociale contre les risques de la vie et contre les dangers de la violence. Le droit a été conçu pour que soit préservée l’identité, cet id-ens, cet « être ça », qui nous institue dans le regard de l’autre. C’est pour cela que la solidarité figure - ou devrait figurer - parmi les éléments fondateurs du droit, car la solidarité n’est qu’un nom que l’on donne au lien social. Le droit à être consiste dans ce droit à la reconnaissance de l’identité, sans laquelle nous n’existons pas. C’est pour cela que le droit est si essentiel : il fonde notre existence même.

Le droit à l'avoir : une protection du consommateur

C‘est ainsi qu’il faut comprendre la mutation du droit vers un droit à avoir. L’évolution de l’économie politique fondée sur le libéralisme consiste à fonder le droit sur la protection du consommateur au lieu de la fonder sur celle de la personne : dans nos sociétés, le sujet du droit s’est peu à peu réduit au consommateur, la personne n’est reconnue que si elle consomme. Plus que cela, l’hégémonie du commerce et d’une économie fondée sur la recherche du profit et sur la garantie de disposer de toujours avoir davantage a fini par ne plus protéger le sujet social, à ne plus le reconnaître, que s’il est un consommateur. C’est ainsi pourquoi les sociétés ont éliminé les pauvres de l’espace social, dénient leur existence même, alors que, dans une société fondée sur l’égalité, il ne devrait pas y en avoir. C’est la raison pour laquelle les pays riches et développés ignorent les pays qui le sont moins - au risque, d’ailleurs, de retournements des situations sociales et politiques.

L’évolution du statut de la personne liée aux progrès techniques de la médecine

La réduction de la médecine à un ensemble de techniques a fait oublier que son rôle est de soigner : pour la médecine aussi, la personne n’est plus quelqu’un que l’on soigne, mais un consommateur à qui l’on vend des profits de la technique. La médecine elle-même a cessé de n’être conçue que comme un ensemble de savoirs et de pratiques destinés à permettre la vie et la santé, pour ne plus devenir qu’un ensemble de techniques s’inscrivant, parmi d’autres techniques, dans nos modes de consommation. En s’appropriant la médecine comme nos autres savoirs, l’économie du marché a fait de la recherche médicale un ensemble de pratiques scientifiques destinées à améliorer la consommation, au lieu qu’elle soit fondée sur la recherche de la sécurité de la personne.

Le droit à avoir : une approche égotiste du droit

Au fond, le droit à avoir consiste dans une approche égotiste du droit. Cette conception du droit est destinée à protéger la personne dans l’ignorance de celles qui l’entourent : le monde du droit à avoir est un monde restreint, clos, minable, dans lequel une personne qui se sent attaquée par toutes les autres se réfugie en s’enfermant dans les remparts de « son » droit. Le droit à avoir ne se fonde pas sur la recherche de la solidarité de la personne vis-à-vis des autres ; pourquoi le ferait-il, puisque les autres n’existent pas.? La personne n’a plus besoin des autres pour exister, puisqu’il lui suffit de consommer pour cela. Les événements de la vie, ses aléas et ses menaces, n’ont désormais d’incidences sur la personne que s’ils réduisent sa possibilité de consommer. Finalement, la conception consumériste de la natalité et de la naissance nous revient à cette figure classique de l’ogre mangeant ses enfants. Comme tous les mythes, cette histoire n’était pas seulement une fiction, mais une menace dans laquelle se reconnaissaient les sociétés. Puisque les personnes n’ont plus besoin des autres, elles peuvent aussi bien les manger - pour mieux se les approprier, pour mieux les consommer, au sens propre. La consommation a remplacé la solidarité dans les relations avec les autres qui fondent la société. Mais c’est aussi la puissance du droit à l’avoir qui, en déniant le droit et la solidarité, a suscité l’aggravation de la violence dans la société.

La dénégation du psychisme dans le discours sur le droit

Mais une personne ainsi conçue, celle du consommateur, n’a pas de psychisme : elle n’a que des comportements. Le discours du droit à avoir ignore le psychisme, elle est dans le déni de la subjectivité. La dimension juridique de la personne fut longtemps dans une approche du droit protégeant le psychisme. Cela explique, par exemple, l’interdit de l’inceste, issu de la conception psychique de la personne et inscrit dans la loi par le droit à être. En revanche, le consommateur n’a pas de psychisme, il n’est que dans la fonctionnalité, celle d’un agent du système économique. Cela permet de mieux comprendre à la fois comment la psychanalyse est devenue une urgence et une nécessité au temps où elle a été imaginée, au moment où le capitalisme et le libéralisme croissant commençaient à faire des guerres (Freud est contemporain de la guerre de 1914-1918 et Lacan de celle de 1939-1945) en ignorant le souci de l’autre et pour accroître les inégalités entre les peuples.

Le droit n’est plus fait pour protéger, mais pour permettre d’acquérir

C’est toute la conception de la protection qui change : protéger ne signifie plus garantir la personne contre les menaces - y compris les menaces économiques comme celles qui pèsent sur l’emploi, mais signifie lui permettre de consommer toujours davantage, lui donner la possibilité d’acquérir toujours plus de biens. L’idée même de garantie a changé. La garantie consistait à permettre à la personne d’être sûre d’être reconnue par les autres. Mais, aujourd’hui, la garantie se réduit à celle des « bons de garantie » : à celle de l’usage des biens que la personne a acquis. Le droit se réduit à n’être que l’ensemble des garanties de l’avoir. C’est bien pour cela que le droit se réduit à n’être qu’un droit pour les consommateurs. Le droit ne consiste plus dans des lois visant à améliorer la vie, mais dans des lois destinées à garantir la sécurité des possessions. Finalement, c’est l’égalité même qui change de sens. Être égal à l’autre signifie désormais pouvoir avoir autant que lui. L’égalité n’est plus conçue que comme ce qui permet même de consommer toujours plus que l’autre, puisque l’égalité est elle-même soumise aux lois de la concurrence.

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