La confusion de l’intime et du politique
Certains médias se sont depuis longtemps évertués à consacrer une grande part de leur activité d’information à des investigations sur la vie privée des personnalités sociales et politiques. L’espace public est peuplé de gens qui ne sont presque plus vraiment des personnes ordinaires, mais déjà les personnages d’une vaste pièce de théâtre (à moins qu’il ne s’agisse plutôt d’un ensemble de pièces de théâtre) qui interprètent des rôles. C’est pourquoi l’espace public a toujours établi des relations entre des identités personnelles, singulières, et des identités politiques. Cela amène à cette confusion de l’intime et du politique. Rappelons-nous que le lever du roi, au temps de Louis XIV, faisait déjà l’objet d’une mise en scène dont le public était peuplé des courtisans, des seigneurs, qui habitaient le cour du roi. De nos jours, cette confusion de l’intime et du politique se manifeste, par exemple, par la présence, constante dans l’espace public, de personnages qui n’ont rien à y faire, comme l’épouse du président. « Mediapart » nous apprend ainsi, dans son édition du 20 avril dernier, qu’à Nanterre, à la préfecture des Hauts-de-Seine, les candidats à l’obtention d’un titre de séjour se voient obligés de répondre à un questionnaire censé vérifier qu’ils disposent d’un savoir suffisant sur la culture française pour pouvoir vivre dans notre pays. Une des questions qui leur sont posées est ainsi : « Qui est la première dame de la France ? », alors qu’il n’y a pas de « première dame » dans une république et que l’épouse du président, si c’est d’elle qu’il s’agit, ne dispose, institutionnellement, d’aucun rôle dans notre pays. Après cela, on en vient à la scène de la gifle. Cette sorte de confusion de l’intime et du politique montre que notre pays semble dériver dangereusement vers une monarchie, car ce sont les monarchies qui confondent l’intime et le politique, la personne du roi représentant le pays. Il est vrai que la confusion de l’intime et du politique a toujours peuplé les journaux et les magazines s’intéressant aux potins concernant les personnages publics. Sans doute cette confusion de l’intime et du politique a-t-elle deux grandes significations. La première est de réduire l’information politique à des récits, comparables à des contes de fées, concernant les personnages publics. La seconde est de remplacer l’adhésion à des valeurs ou à des choix politiques par des expressions de pulsions faisant l’objet de transferts de désirs sur les personnages de l’espace public.
Personnalisation du politique et régression de la démocratie
Revenons au politique. Si l’élection présidentielle est à ce point dominée par les ego, c’est à la fois en raison des pouvoirs du président, devenu une sorte de petit monarque, et en raison de la personnalisation du politique, au détriment du débat, en raison d’une débauche de mises en valeur de la personnalité des candidats, un peu à l’américaine. Mais cela conduit à une régression de l'expression démocratique, peu à peu supplantée par le développement des médias audiovisuels. La multiplication des informations soi-disant politiques concernant l’intimité de personnages publics constitue une régression de la démocratie car elle remplace les termes du débat public et les choix proprement politiques de l’opinion par des images et des portraits réduisant les rôles des acteurs politiques à des rôles de vedettes de cinéma ou de télévision. L’espace public se réduit, finalement, à n’être plus qu’une vaste scène ou à un vaste écran sans qu’il soit laissé de place aux idées et aux véritables projets dont est faite la vie politique. À force d’être personnalisé, le débat se réduit à des jeux de personnages et la démocratie régresse, car les citoyennes et les citoyens ne participent plus à un débat qui n’existe plus, dans un espace public réduit à des images de personnages.
Une élection qui éclipse toutes les autres
En raison de son caractère personnel, l’élection présidentielle a fini par faire oublier toutes les autres élections. Les candidats, mais aussi les électeurs, ne pensent qu’à elle. L’élection présidentielle en vient même à ne plus être le temps d’une confrontation entre de véritables personnages politiques avec des idées, des projets et des conceptions de la société et du monde, mais elle n’est plus que le temps de petits jeux d’acteurs de cinéma et de théâtre - de vaudevilles plutôt. Cette élection, qui domine toutes les autres, finit par ne plus être véritablement une élection car elle n’est plus un choix politique mais une comparaison entre différents acteurs. L’étape suivante, ce sera la réduction de l’élection à un choix entre des caractéristiques des candidats au sujet desquels il faudra cocher la réponse A ou la réponse B à un questionnaire de comparaison, un peu comme les grilles comparatives concernant des réfrigérateurs ou des lave-vaisselle. L’élection présidentielle, qui éclipse toutes les autres par l’importance de ses enjeux, n’est plus un temps de la vie politique, mais seulement la manifestation de marques concurrentes proposées à des électeurs qui ne sont plus que des consommateurs. C’est que le « tout à l’ego » s’inscrit dans un système politique hérité de la vie des consommateurs et de la concurrence de marché, comme s’il ne s’agissait pas d’exprimer, par le vote, une opinion politique et l’adhésion à un projet social plutôt qu’à un autre, mais de manifester un goût, ou un désir, pour un personnage plutôt que pour un autre. Ainsi, le « tout à l’ego » a fini par conduire, peu à peu, à la dépolitisation par les médias des événements politiques comme des élections. La personnalisation du politique, désormais réduit à des choix entre des personnages, nous fait perdre la signification de l’élection : le choix d’une conception politique ou sociale mise en œuvre par un pouvoir de l’État.
Le « tout-à-l’ego » est une régression du débat et de l’engagement
C’est ainsi que l’espace public a verrouillé l’élection présidentielle, et qu’on finit par en oublier la logique de l’engagement et son importance. On ne s’engage pas pour un projet ou pour des idées mais pour un personnage dont on apprécie le charisme plus que celui des autres. Notre relation au politique n’est plus la relation à l’espace public, mais elle se réduit à assister à un spectacle que l’on aime ou que l’on n’aime pas. Le « tout à l’ego » ne concerne pas seulement les acteurs de l’espace politique réduits à n’être plus que des personnages de magazines, mais il concerne aussi le public lui-même. La citoyenneté finit par ne plus être que le goût pour un spectacle ou pour un autre : être citoyen se réduit à assister à des spectacles dont la conception nous échappe, et auquel nous assistons une fois qu’il est achevé, notre rôle se réduisant à applaudir en fin de spectacle. Le débat n’en est plus un, puisque nous ne discutons pas avec les autres citoyens, réduits, comme nous, à ne plus être que des spectateurs, et nous ne savons plus ce qu’est un engagement puisque la participation à un processus politique se réduit à la consommation d’une activité ludique comme un spectacle. Au-delà même de cette régression du débat, le « tout à l’ego » réduit l’espace public à n’être plus qu’un espace de consommateurs d’activités de loisirs sans autre signification que celle d’un bon moment à passer en famille ou avec les amis. C’est qu’en réduisant l’espace public à un espace de jeux et de mises en scène d’activités ludiques de personnages sans signification politique, l’évolution contemporaine du « tout à l’ego » nous fait oublier, ou négliger, la distinction entre le politique et la fiction. Nous en venons à oublier que l’opération politique à laquelle nous finissons par nous livrer en allant voter et en choisissant un maire, un député ou un président a des enjeux dans la réalité du monde et de la société. Le « tout à l’ego » nous fait oublier que le politique n’est pas seulement un récit, mais qu’il a du sens, il nous fait oublier que notre vie sociale n’est pas faite de personnages de films ou de romans, mais qu’elle construit des pouvoirs auquel nous nous soumettons en les choisissant.