L’extrême droite au pouvoir
À l’issue de ces élections législatives, l’extrême droite est au pouvoir dans un des plus grands pays de l’Union européenne, avec un peu plus de 26 % des suffrages exprimés (eux-mêmes ne représentant que 64 % des inscrits), ce qui n’est tout de même, Dieu merci, pas beaucoup, mais assez, cependant, pour permettre à Fratelli dell’Italia de conquérir le pouvoir. Pour la première fois depuis le début de la guerre, l’Italie sera gouvernée par un mouvement de culture fasciste. Cela devrait servir d’avertissement pour les mouvements et les partis de gauche en Europe, mais aussi pour ceux de droite libérale : aujourd’hui, désormais, la droite autoritaire est en mesure de prendre le pouvoir. C’est, d’ailleurs, ce que nous a montré, aussi, de son côté, la Russie, avec la venue au pouvoir du parti autoritaire de M. Poutine. Ce n’est pas grave seulement pour l’Italie : c’est la fin de l’exclusion de l’espace politique des partis et des orientations de la droite dure, autoritaire ou post-fasciste qui se manifeste par les élections législatives italiennes comme elle le fut, en leur temps, aux Etats-Unis avec l’élection de M. D. Trump – même si ce dernier a fini par perdre le pouvoir. L’extrême droite semble au pouvoir ou près de l’être dans toutes les démocraties du monde – j’allais ajouter : « civilisé ». Cela signifie qu’une sorte de verrou a fini par sauter : une sorte d’interdit, de censure, des partis et des orientations de cette droite avait été accepté et reconnu à la fin de la deuxième guerre mondiale, notamment avec la découverte des crimes du nazisme, mais les sociétés politiques de notre temps semblent ne plus reconnaître cet interdit. L’extrême droite au pouvoir en Italie, cela peut signifier, si nous n’y prenons pas garde, l’extrême droite au pouvoir en France demain – ou même en Allemagne ou en Espagne, même si ces pays ont fait peut-être plus encore que nous l’expérience de la violence autoritaire des totalitarismes de droite.
L’extrême droite italienne et l’Union européenne
Si l’extrême droite est au pouvoir en Italie, cela aura nécessairement des retombées sur l’Union européenne. En effet, l’Italie est l’un des pays les plus grands de l’Union, et, de plus, avec cinq autres, l’un de ses six membres fondateurs. C’est même la défaite de l’Italie, avec celle de l’Allemagne, qui a engagé six pays européens à contracter entre eux l’institution des trois organisations (C.E.C.A., C.E.E. et Euratom) qui, ensemble, allaient devenir ce qui se nomme aujourd’hui l’Union européenne. L’accession de l’extrême droite au pouvoir est une dénégation de cette expérience européenne, et, dans ces conditions, on peut supposer que les relations ne seront pas faciles entre l’Italie et les autres. Toutefois, mais ce serait, en quelque sorte, plus grave, l’Italie désormais ainsi gouvernée pourrait donner naissance avec d’autres pays européens issus de ce que l’on appelle le « bloc de l’Est » à un ensemble de pays autoritaires au sein de l’Union européenne. Ce n’est, ainsi, pas seulement l’Italie qui est concernée par le résultat de ces élections, mais aussi la vie politique de l’Union européenne. Peut-être devons-nous attendre à de profondes mutations de l’Europe et à des changements d’orientation politique de l’Union, qui viendraient s’ajouter au « Brexit », au départ de la Grande-Bretagne, pour imposer une mutation de la signification politique de l’identité européenne.
Le déclin de la gauche
Sans doute les Italiennes et les Italiens ont-ils moins élu Fratelli dell’Italia par adhésion à son projet qu’en raison de l’absence d’un projet de gauche. Les résultats des élections législatives italiennes de cette année sont, en ce sens, à inscrire au sein de ce que l’on peut appeler un courant, une dynamique, bien plus vaste, du déclin des engagements politiques de gauche. Ne nous payons pas de mots : même si l’échec de la gauche face aux partis de droite, en France, lors de la dernière élection présidentielle, tient, bien sûr, pour une part essentielle, à leur éparpillement et à l’absence d’une candidature unique au premier tour, cet échec tient aussi à un affaiblissement de l’audience des partis de gauche. Quant à l’Italie, si la mouvance d’extrême droite post-fasciste a pu gagner, c’est aussi en raison d’un affaiblissement des partis de gauche. Du temps de la force, devenue presque mythique, du Parti communiste italien, un tel résultat n’aurait pas pu advenir. Et, d’ailleurs, la transformation du P.C.I. en une sorte de parti social-démocrate, nommé, justement « parti démocrate », réunissant, mais en les affaiblissant, tous les partis de la gauche italienne, était, en son temps, une sorte de symptôme de ce déclin de la gauche qui allait conduire à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Mais ce déclin de la gauche européenne ne tient pas seulement à des résultats électoraux ou à la désignation de partis : il s’agit, plus en profondeur, d’une perte d’audience, et d’une diminution de la reconnaissance dont ces partis font l’objet. La victoire de M. Macron, en France, lors des deux dernières élections présidentielles, ou celle des néofascistes de Mme Meloni en Italie, lors des élections législatives de dimanche, sont, en réalité, les symptômes d’un affaiblissement des partis de gauche qui n’est pas seulement électoral mais qui s’inscrit aussi dans l’affaiblissement de leur projet et même de leur discours. On a le sentiment que la gauche n’a pas su évoluer avec le temps politique, et qu’elle se trouve, aujourd’hui, comme en décalage avec les situations contemporaines. C’est bien pourquoi le redressement de la gauche est une urgence, car il n’en demeure pas moins qu’elle est toujours le seul engagement défendant la démocratie et l’égalité.
L’oubli du fascisme de Mussolini
L’élection d’un gouvernement d’extrême droite aurait, sans doute, été impossible au sortir de la guerre de 1939-1999. Si G. Meloni a pu être portée au pouvoir, c’est en raison de l’oubli de ce que la guerre et le fascisme ont pu représenter pour les pays qui les ont connus. Cet oubli est lui-même à questionner. On peut l’expliquer de deux manières et, ainsi, lui donner deux significations. La première est simple : les générations italiennes d’aujourd’hui n’ont pas connu le temps du fascisme et de Mussolini. Même si celles et ceux qui sont nés immédiatement après la guerre ne l’avaient pas connu non plus, leurs parents, eux, l’avaient connu et, ainsi, avaient pu leur en parler en connaissance de cause. On peut encore dire cela de la génération de leurs enfants : leurs grands-parents avaient été des témoins directs qui avaient vécu le temps du « mussolinisme ». Mais aujourd’hui, il y a trop de distance entre le temps d’aujourd’hui et celui de la guerre et de l’après-guerre pour que le rejet du fascisme soit une prescription encore vivante.
L’éloignement de la politique classique
L’autre raison de cet oubli est, elle, à mettre en relation avec la montée des abstentions lors des votes et des élections qui se succèdent. Les enjeux de la vie politique ont changé et les partis n’ont sans doute pas su accompagner ce changement et faire évoluer leur discours. Ce sont des préoccupations contemporaines comme celle du réchauffement climatique ou celle de l’émergence de nouvelles approches du travail et des métiers qui sont celles des nouvelles citoyennes et des nouveaux citoyens et elles demeurent ignorés des partis qui ne leur ont encore donné aucune réponse dans leur projet. C’est dire, pour les partis et les acteurs du politique, l’urgence de mettre enfin à jour les projets qui les animent et les font reconnaître. C’est aussi tout l’espace public qui se transforme, avec de nouvelles logiques d’engagement, de nouvelles formes de débat, de nouveaux types de discours, et les partis classiques doivent accompagner ces transformations en donnant sur le monde un nouveau regard.