REPENSER L’ÉCONOMIE POLITIQUE (4)
par Bernard Lamizet[1]
Nous achevons aujourd’hui la réflexion critique sur l’économie politique engagée au début de l’année. Noua allons aborder trois points importants : la relation entre l’économie politique et l’écologie, la recomposition de l’économie politique dans le cadre de la mondialisation et la question de la place du travail dans l’économie politique
L’économie politique et l’écologie
Il est important de remarquer que les deux mots, « écologie » et « économie », sont formés sur le même mot, oikos, l’espace dans lequel nous vivons. Finalement, sans doute l’économie et l’écologie ne désignent-elles que deux perspectives politiques dans lesquelles penser l’espace social. L’émergence de l’écologie comme philosophie politique, au-delà de son élaboration comme champ de recherche et de réflexion, ne peut être séparé de l’évolution de l’économie politique : quand l’écologie politique s’élabore, dans les années soixante, dans les pays occidentaux, c’est sous la poussée de la critique de la pollution industrielle et des dommages qu’elle a pu causer à l’espace. L’écologie politique, par ailleurs, s’est inscrite, aussi dès le commencement de ses discours contemporains, dans la critique de la consommation. En ce sens, comme l’économie politique, l’écologie politique consiste dans un ensemble de discours et de réflexions destinés à élaborer une critique de la philosophie dominante de l’espace social. C’est pourquoi on peut dire que, contrairement à ce que de nombreux acteurs politiques voudraient faire croire, l’écologie a toute sa place dans une économie politique recomposée. Sur ce plan, de la même manière que Marx entreprend la critique de l’économie politique en publiant, en 1857, l’ouvrage qui porte ce nom, puis en travaillant à la rédaction et à la publication du Capital, au temps de la montée de la ville et de l’urbanisation, c’est la montée de l’urbanisation, mais dans sa dimension inconsidérée, voire irresponsable, qui amènera l’écologie politique à imaginer de nouvelles perspectives pour mieux penser la politique de l’espace, pour mieux penser une approche pleinement politique des espaces dans lesquels nous vivons. Ce qui fonde l’écologie, c’est le projet essentiel de libérer de l’emprise de l’économie nos usages de l’espace et nos façons de le concevoir et d’en élaborer une véritable politique. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi ce sont les excès de la pollution industrielle qui sont à l’origine de la recomposition contemporaine de l’écologie et de la naissance d’un véritable mouvement et d’une véritable dynamique de l’écologie politique. Enfin, sans doute l’écologie comme rationalisation de notre façon de vivre dans l’espace constitue-t-elle un mode majeur de la médiation économique, c’est-à-dire de l’approche de l’économie comme relation entre notre dimension singulière de sujets psychiques porteurs de désir et notre dimension collective d’acteurs politiques engagés dans la société.
L’économie politique et la mondialisation
Sous la pression de la mondialisation des échanges et des flux financiers, mais aussi en raison de l’accroissement continu des flux de transports et de déplacements et de l’extension des réseaux de transports et de logistique, l’économie politique doit être repensée à l’échelle de la mondialisation de l’espace des échanges. Mais, fondamentalement, ce qu’il est essentiel de comprendre, c’est que la mondialisation ne peut pétré qu’une forme politique d’appropriation de l’espace par le libéralisme et par la logique du profit. En effet, une mondialisation politique réelle, et non illusoire, fondée sur des leurres, est impossible à élaborer pour une raison simple : dans le monde, nous ne parlons pas tous la même langue, et, par conséquent, le fait national, fondé sur les langues et les cultures des pays, demeure ce qui fonde l’espace social et la politique de l’espace. Finalement, le leurre de la mondialisation, l’artifice idéologique de la naissance d’une économie politique mondialisée, n’est qu’une façon de plus de faire échapper l’économie au débat politique et à la critique fondée sur les pratiques sociales des acteurs économiques.
Faire reposer l’économie politique sur des identités nationales ne signifie pas fermer les frontières et empêcher les relations entre les pays, les échanges entre les habitants des espaces nationaux. C’est pourquoi il est tout à fait possible de repenser l’économie politique dans des espaces fondés sur l’identité de ceux qui les habitent, au lieu de la faire reposer sur une conception de l’espace qui ignore ceux qui y vivent, comme voudrait le faire l’idéologie du capitalisme dominant. Au contraire, sans doute est-ce une économie fondée sur l’emprise du marché qui conduit à la fermeture des espaces et à la mise en œuvre de contraintes empêchant une pleine circulation des personnes dans l’espace international.
Repenser la place du travail dans l’économie politique
Le travail, qui fonde notre place d’acteurs de l’économie politique, doit être pensé dans des termes nouveaux, dans des logiques différentes, dans des approches qui se distinguent de celles dans lesquelles on pouvait se situer au temps où Marx élabore ce que l’on peut appeler une économie politique du travail.
D’abord, ce qui est important est de ne pas réduire le travail à la mise en œuvre d’une fonctionnalité, de ne pas prendre ceux qui travaillent pour des instruments sans identité, sans personnalité, sans liberté : c’est bien, justement, ce qui définit l’aliénation de considérer celles et ceux qui travaillent comme de simples outils à la disposition de ceux qui les emploient. Au contraire, le travail est ce qui fonde l’identité des acteurs de l’économie politique, c’est la mise en œuvre de leur métier qui fonde leur identité en définissant la culture professionnelle dont ils sont porteurs et en situant leur place dans la société de l’économie politique. C’est le travail qui donne du sens à l’économie politique pour celles et ceux qui en sont les acteurs.
C’est la raison, sans doute, pour laquelle les deux situations qui sont devenues problématiques dans le monde contemporain, le chômage et la retraite, sont les situations dans lesquelles nous risquons de ne plus être reconnus comme des acteurs de l’économie politique faute d’y mettre en œuvre un travail qui nous permette d’être reconnus par les autres. Les situations de retraite et de chômage nous amènent à avoir des formes de doutes sur notre propre identité économique, ce qui explique qu’il s’agit de situations dont il importe de ne pas méconnaître la gravité. Sans doute faut-il même bien comprendre que la chômage et la retraite ne sont pas des pertes d’identité, mais la preuve de l’importance du travail dans l’institution des identités dont sont porteurs les acteurs de l’économie politique.
Fondamentalement, le travail définit la médiation politique de l’économie, c’est-à-dire la relation constante entre la dimension singulière des acteurs de l’économie et leur dimension collective : la dimension singulière des acteurs de l’économie est leur travail, leur culture professionnelle et leur savoir, et la leur dimension collective est leur appartenance à une entreprise dans laquelle ils travaillent et à une organisation, comme un syndicat, dans laquelle ils militent en exprimant leur identité politique et leur engagement. C’est en nous livrant à notre travail que nous manifestons notre identité économique dans la société, et c’est pourquoi l est fondamental de ne pas donner au travail la dimension d’une aliénation, c’est-à-dire d’une perte de liberté et d’autonomie. Le travail ne doit pas être ce qui nous fait dépendre du pouvoir de l’autre, mais, au contraire, il doit avoir la place de ce qui nous permet d’exprimer pleinement notre identité, de construire notre place dans une économie politique qui reconnaisse que la dimension singulière de ses acteurs est aussi importante que leur dimension collective.
C’est pour toutes ces raisons qu’il ne faut pas comprendre le travail comme une forme d’aliénation, comme le libéralisme voudrait le faire croire, mais, au contraire, comme l’expression d’une identité.
[1] Ancien professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon, Bernard Lamizet travaille sur les identités politiques et les significations des discours politiques. Il a publié Le sens et la valeur (Paris, Garnier, 2013, Coll. « Bibliothèque de l’Économiste »).