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Billet de blog 30 mars 2023

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VOYAGE À SAINT-JEAN-DE-LUZ

Mercredi 22 février, un adolescent, élève de seconde d’un lycée privé de Saint-Jean-de-Luz, tuait, en plein cours, sa professeure d’espagnol de coups de couteau. Après la sidération, cet événement nous fait forcément réfléchir.

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Commençons, bien sûr, par penser à l’enseignante, à cette collègue, qui a payé de vie l’incapacité de l’école à faire à ses missions. Elle est la victime de tout un enchevêtrement d’inaction, de perte d’identités, de situations sociales et familiales, auxquelles la société a été incapable de faire face. Si notre métier, celui des enseignants, est devenu un métier « à risque », c’est que les pouvoirs de toutes sortes, depuis des années, les ont ignorés.

S’agit-il d’un meurtre ?

Bien sûr, les autorités ont qualifié cet acte de « meurtre », et, même, de « meurtre avec préméditation », puisque, ce matin-là, l’élève avait apporté au lycée un couteau. Mais, si l’on veut bien réfléchir un peu plus au-delà du fait qui s’est produit, on doit se demander s’il s’agit bien d’un meurtre. La qualification de meurtre désigne un acte délibéré. Mais, si ce geste a été préparé (le couteau dans les affaires de l’élève – que je continue à vouloir appeler le « gamin », car, à seize ans, en seconde, on est un gamin), il n’était ni prémédité, ce qui suppose de la « méditation », de l’activité intellectuelle, ni délibéré, ce qui suppose de la « délibération », de la réflexion, un projet. Sans doute n’est-ce pas l’élève qui a tué l’enseignante, mais un personnage sans identité, qui, à ce moment de sa vie, est passé à l’acte, et, sans doute n’est-ce pas l’enseignante qui a été tuée mais l’adulte qui se trouvait là à ce moment, peut-être même est-ce l’éducatrice, l’éducation, qui fut l’objet de cet acte. Au cours d’un meurtre, celui qui tue ne tue jamais sa victime elle-même : on ne sait jamais qui il tue, car un meurtre repose sur une absence d’identification, sur une crise du miroir et de l’identité.

La folie peut entraîner des passages à l’acte qui peuvent être violents, des actes que nous ne pouvons pas comprendre, et que le personnage qui les commet ne comprend sans doute pas lui-même. Si ce gamin parvient, plus tard dans sa vie, à sortir de sa folie, alors, peut-être comprendra-t-il ce qu’il a commis ce jour-là, et il demeurera toute sa vie avec la conscience de cet acte, de la mort de l’autre, et il restera toute sa vie avec la faute sur la conscience. Alors il sera emprisonné à perpétuité dans cette conscience.

La violence n’a pas de sens

Peut-être pouvons-nous comprendre ce qui s’est passé. Peut-être même pouvons-nous faire le récit de cet événement. Mais cela ne veut pas dire que nous pouvons donner du sens à un acte qui n’en a pas. Essayons, enfin, de comprendre que le sens ne se construit que dans la parole, et qu’un acte n’a de sens que pour autant que celui qui le commet peut lui en donner un. Cet événement tragique est une illustration de plus que c’est une illusion de confondre le dire et le faire, sauf dans les quelques cas, très rares, dans lesquels la parole agit. Quand le président dit : « l’Assemblée est dissoute », c’est une parole qui est, en même temps, un acte. Mais ces cas sont tellement rares. La violence, le fait de tuer l’autre, ne peut avoir de sens pour une raison très simple : au moment où il est tué, l’autre n’existe pas pour celui qui le tue. Il n’existe pas, car, s’il existait, cela signifierait, comme nous l’a tellement expliqué Lacan, que son existence fonderait la nôtre. Le tuer, par conséquent, serait renoncer à notre existence. C’est pourquoi la violence n’a pas de sens, c’est pourquoi nous ne pouvons pas donner de sens à cet acte, et qu’il ne peut être « délibéré ». On ne peut pas donner de sens à ce qui s’est passé, tout au plus peut-on en faire le récit – et encore : dans la « sidération » dans laquelle ils étaient enfermés, celles et ceux qui étaient là sont incapables de le raconter. C’est que le raconter, c’est faire entrer dans la parole un acte qui n’y a pas de place.

Un enfant en train de se construire

En plus, cet acte a été attribué à celui qui tenait le couteau (je veux ne pas dire qu’il en était l’auteur, car ce serait, pour lui, l’assumer). Et celui qui tenait le couteau est un adolescent, un gamin de seize ans en train de se construire, en plein dans ce que l’on appelle noblement la crise de l’adolescence. Mais qu’est-ce que cette crise, justement ? Eh bien, c’est une crise parce que c’est un moment qui remet l’identité en question, qui l’interroge, parce que celle ou celui dont il s’agit est en train de se construire. Quand il ne sera plus ad-olescent, quand ce sera fini, il sera ad-ulte. Mais le gamin de Saint-Jean-de-Luz n’avait pas encore ce que l’on pourrait appeler une identité pleine. L’adolescence est ce moment de la vie où l’on change de peau : on sort de sa peau d’enfant pour entrer dans une peau d’adulte. Mais je n’ai pas toujours enseigné à Sciences Po, j’ai enseigné, avant, dans des collèges, et j’ai bien vu le mal qu’ils ont, les adolescents, pour façonner cette peau dans laquelle ils se feront reconnaître après. Et puis, tout simplement, j’ai un fils, et j’ai pu me rendre compte des difficultés qu’il avait eues pour construire cette peau d’adulte. C’est pourquoi l’adolescence est bien le moment d’une rupture. Mais il ne s’agit pas d’une rupture avec la société (cela, c’est de la politique), ni même d’une rupture avec ses parents et sa famille (cela, c’est de l’institution) : l’adolescence est une violence, car c’est une rupture avec soi-même.

L’échec de la psychiatrie

Mais, pour rompre avec soi-même, encore faut-il que ce « soi-même » existe. Dans la mort donnée à Saint-Jean-de-Luz, je pense que, s’il y a quelqu’un à être mis en examen et à être « présenté à un juge d’instruction », cela pourrait bien être le psychiatre qui suit le gamin. Plus précisément qu’un échec de la société, cette mort est un échec de la psychiatrie, ou, pour mieux dire, celui de la psychiatrie chimique, celle des drogues, des tranquillisants, des pilules de toute sorte, prescrits par les psychiatres. À force d’endommager le psychisme, à force de se faire passer pour des refuges destinés à celles et à ceux qui n’ont plus d’identité, ou qui ne sont pas parvenus à s’en construire une, ces méthodes de psychiatrie chimique ne sont pas en mesure de comprendre, de construire le sens absent dont la place est prise par la violence comme chez ce gamin. L’échec est, sans doute, ainsi, l’absence de suivi, l’absence, avant tout, d’écoute. C’est que sa parole n’ait pas été écoutée, c’est d’avoir été assommé par les médicaments chimiques, qui a poussé le gamin à son geste, qu’il est, sans doute, bien incapable de comprendre lui-même.

L’échec des médias

Sans doute importe-t-il de s’interroger sur le rôle des médias dans cette tragédie. Car il s’agit d’une tragédie, parce que nul ne peut échapper à cette mort, ni, bien sûr, sa victime, ni ses proches, ni ses élèves, ni le gamin dont il est question. L’échec des médias est de nous parler sans arrêt de morts et de violences de toute nature, de nous les montrer aussi, et de nous les faire entendre. La violence et la mort sont devenues, pour ainsi, dire, le monde dans lequel nous vivons. L’espace public est occupé sans cesse par des violences qui nous transforment et qui finissent par nous empêcher d’avoir un véritable regard sur le monde. Mais l’échec des médias est aussi dans leur récit de l’événement. Il ne faut pas raconter l’événement si l’on n’explique pas ce qui s’est passé vraiment : il ne faut pas, justement, se contenter d’un récit, car il faut tout dire, sur les personnes impliquées, sur les circonstances du drame. L’échec des médias est de ne pas permettre de se forger une véritable opinion, de s’en tenir à un « fait divers ». En réduisant leur discours au récit de cet acte, en se contentant de parler de la sidération et en évoquant l’émotion suscitée par la mort de la victime, les médias sont eux-mêmes les victimes du « sensationnalisme » qu’ils ont eux-mêmes instauré dans leur propos. Les médias se contentent, finalement, de réduire leur information à de simples images – en mots et en illustrations. L’échec des médias est de ne pas avoir encore appris, après tout ce temps, à dépasser l’horreur et à parler de la folie.

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