Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

357 Billets

1 Éditions

Billet de blog 30 mai 2024

Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

VOTER AUX ÉLECTIONS EUROPÉENNES

Je ne voulais pas voter aux élections européennes. Mais, quand il y a des urgences, on n’a pas le temps de réfléchir.

Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Voter aux élections européennes

Je ne voulais pas prendre part aux élections européennes. En effet, voter aux élections européennes, c’est accepter le principe même des institutions européennes, leur caractère profondément antidémocratique, leur soumission au libéralisme. C’est aussi se soumettre à l’idée selon laquelle un fantasme d’espace public européen peut suffire à légitimer un débat et une vie politique à l’échelle de l’Union européenne. Mais je me suis décidé à aller voter. Cependant, le vote pour ces élections ne signifie pas l’adhésion à ce qu’est devenue l’Union européenne. Cette année, il a deux significations. D’abord, ce vote signifie une prise de conscience. Trop longtemps, nous avons été dans le déni ou dans l’inconscience, trop longtemps, nous avons regardé « de l’autre côté ». Mais, maintenant, ce n’est plus possible. Quand, en Allemagne, l’extrême droite peut se payer le luxe de scissions, quand une présidente italienne du Conseil d’extrême droite entretient des relations amicales avec la présidente de la Commission européenne, il faut barrer la route à cette notabilisation européenne de l’extrême droite. Ensuite, il s’agit de manifester une résistance à la montée de ces partis et à un risque qui semble ne pas être seulement une question de mots : celui du danger du pouvoir des totalitarismes de la droite. À cet égard, d’ailleurs, sans doute ne faut-il plus seulement parler de l’extrême droite, car, à force de se rapprocher de la droite ordinaire et, surtout, de discriminer les idées de la gauche, la droite toute entière se trouve porteuse de tels modèles totalitaires.

Les nations et l’Europe

Il faut comprendre ce qu’est devenue l’Union européenne et ce qu’elle représente par rapport à la figure de la nation. L’Union européenne s’est construite contre le fait national. Revenons, une fois de plus, aux débuts de l’Europe dite unie. Quand le traité de Paris organisant le marché européen du charbon et de l’acier est signé, à Paris, le 18 avril 1951, l’Europe sort de la guerre. Elle a une sorte de besoin de se reconstruire sur d’autres fondements. Cette sorte de « plus jamais ça » va s’exprimer sous la forme de l’Union européenne. Mais, en 1951, pas plus d’ailleurs qu’en 1957 au moment des traités de Rome organisant la communauté économique et l’union pour l’énergie nucléaire, l’Union européenne ne signifie un déni des nations qui en font partie. Il ne s’agit pas de se débarrasser des nations, mais, au contraire, l’organisation de l’Europe dite unie semble une façon de les protéger, de les maintenir. L’Europe semble une politique de nature à fortifier les nations les unes par les autres. C’est qu’à cette époque, le libéralisme n’est pas encore triomphant. À la fois parce que l’ombre de la guerre est encore présente et parce que les états n’ont pas encore abandonné leurs compétences dans le domaine économique, la nation joue un rôle dans une Europe qui n’est pas encore réduite à un marché - même si l’on parle du « marché commun » pour la désigner. C’est plus tard, dans les années 70, que le libéralisme et la politique du marché vont dominer l’Europe et, peu à peu, priver les nations de leur rôle et de leur force. C’est pourquoi, aujourd’hui, nous devons utiliser le vote pour manifester la résistance des nations au fait européen.

Une géopolitique dominée par les totalitarismes

Une autre raison de voter le 9 juin est qu’il faut profiter des derniers espaces publics libres qui nous restent. Partout, la montée des violences totalitaires nous met en danger : nous sommes obligés de voter le 9 juin pour dire notre opposition à la guerre israélienne de Gaza, à la guerre russe d’Ukraine, à la montée de tous les totalitarismes qui mettent en danger la géopolitique du monde. L’Europe n’est pas toute seule, elle n’est pas une île paradisiaque dans laquelle il fait bon vivre. Nous sommes, en Europe, plongés dans un monde brutalement menacé par ces régimes autoritaires. La géopolitique est dominée par les pays comme la Chine, la Russie ou l’Inde ou par des idéologies totalitaires comme celle qui oriente le pouvoir de Netanyahou en Israël. C’est contre les totalitarismes et la puissance  qu’ils ont acquise que nous devons voter le 9 juin, pour dire notre opposition à leur puissance, pour accomplir un geste de résistance, si réduit soit-il. Après, ce sera trop tard. Dans un monde dominé par une géopolitique de la violence, le vote est un des rares moyens de nous exprimer qui nous reste, car le propre de la violence et du totalitarisme, c’est qu’ils ne parlent pas et qu’ils empêchent la parole de se faire entendre et les mots de se dire. Les institutions européennes avaient été conçues pour résister aux régimes de violence, de guerre, de discriminations : en sont-elles encore capables aujourd’hui ? C’est la question qui se pose à l’occasion de ces élections.

L’urgence : résister à la montée des extrêmes droites

C’est pourquoi je me suis décidé à aller voter, parce que, dans l’urgence, on n’a pas le temps de réfléchir. Il ne faut pas faire la fine bouche. On n’a pas le temps de discuter sur la légitimité du vote, on n’a pas le temps de dire, avec nos mots, que l’on risque de cautionner l’Union européenne en allant voter. On n’a pas le temps, tout simplement parce que le vote du 9 juin n’est même plus un vote européen. L’Union européenne et les pouvoirs qui la dominent ont laissé monter, inconsciemment par ignorance et incompétence, ou consciemment, de façon délibérée, les partis, les orientations et les choix totalitaires qui entendent mettre fin au politique en mettant fin à la parole et au débat. L’urgence est désormais là. Nous n’avons même pas à choisir, il ne s’agit même pas de savoir pour qui nous allons voter, même s’il faut voter pour la gauche, nous devons voter pour résister en empêchant les extrêmes droites d’être légitimées par un vote trop important. La responsabilité des gauches est immense aujourd’hui, car, en perdant leur temps en petites discussions de comptoir, elles ont oublié de construire un véritable projet, articulé autour d’une seule liste de gauche unie, et, de cette façon, elles ont construit la menace. Les gauches ont, à cet égard, la même responsabilité que les droites, et cela depuis, en France, un certain mois d’avril 2002 qui a été le symptôme de la montée de l’extrême droite dans notre pays. C’est pourquoi nous sommes, le 9 juin, devant l’urgence de la menace.

La démocratie

Ce qui est en jeu, le 9 juin, c’est simple : c’est la démocratie. C’est elle qu’il faut sauver, pour nous, mais aussi pour nos enfants, pour ceux qui nous succéderont. Mais ne nous trompons pas. Je ne suis pas en train de tenir le discours, désormais classique, de la droite et d’E. Macron : « c’est nous ou l’extrême droite ». Non, car, lors des élections européennes, nous ne choisissons pas une personne contre une autre, mais nous choisissons les candidats d’une liste contre les autres. C’est pourquoi nous devons voter pour dire, quel que soit notre choix de gauche, que nous voulons sauver la démocratie. Mais qu’est-ce que la démocratie ? Malgré tous les efforts du libéralisme et d’E. Macron et tous les efforts de l’extrême droite, la démocratie a encore un sens. La démocratie est un régime politique dans lequel le pouvoir, le kratos, est exercé par le dèmos, par le peuple, c’est-à-dire par les citoyens. Cela signifie que la démocratie n’est pas autre chose que le maintien du politique dans la vie sociale. La démocratie est le régime politique dans lequel le peuple se reconnaît dans des partis, dans des acteurs politiques, dans des identités, qui ont un sens pour lui. Face à la démocratie, les totalitarismes sont les régimes politiques dans lesquels les pouvoirs s’imposent au peuple sans avoir de signification pour lui, sans qu’il se reconnaisse en eux. Qu’il s’agisse du totalitarisme de la violence de l’extrême droite ou du libéralisme de la violence du marché, il s’agit toujours de la négation du politique et de la censure du débat. C’est de cela qu’il est question lors de ces élections. C’est pourquoi, même si l’on n’adhère pas aux institutions et aux logiques politiques de l’Union européenne, même si l’on ne se reconnaît pas dans des expressions et dans des langues politiques qui ne sont pas les nôtres, nous devons à nous-mêmes et à nos enfants de tout faire pour que le mot « démocratie » ait encore un sens, pour que nous ne perdions pas nos identités. C’est pourquoi j’ai fini par me décider : nous devons aller voter le 9 juin, pas pour le présent, mais pour « l’après » : pour, dans « l’après », avoir encore des mots.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.