Emmanuel Macron a prononcé le 22 septembre, devant l’Assemblée générale de l’O.N.U., le discours que nous attendions tous, par lequel la France reconnaît l’état de Palestine. Mais que signifie une telle « reconnaissance » ? C’est à cette question qu’est consacrée, plus particulièrement la deuxième partie de cette chronique.
Reconnaissance et identité
Ce qui est important, bien sûr, dans le mot reconnaître, c’est le re, qui change tout. Dans les mots français qui commencent par re, et Dieu sait combien il y en a, on a tendance à tendance à mettre re en relation avec la répétition, mais ce n’est si simple. Le re signifie que l’on passe de l’expérience de la réalité à celle de la mémoire et du langage. C’est, d’ailleurs, pourquoi le re désigne souvent la répétition, car, comme on sait, il n’y a que dans le langage, dans la parole et dans l’écrit, qu’il existe de la répétition. Reconnaître quelqu’un dans la rue signifie se rendre compte qu’il a une place dans notre mémoire : nous l’avons déjà vu et, ainsi, nous nous rendons compte que, pour nous, il n’a pas seulement une existence mais un sens. Reconnaître cette personne, c’est se rappeler certains événements qui nous sont arrivés au cours de nos rencontres avec lui, c’est comprendre qu’elle a une place dans notre mémoire, et, ainsi, la reconnaître, c’est aussi comprendre quelles pourront être nos relations avec elle. C’est ainsi que reconnaître l’autre, c’est à la fois fonder l’identité de l’autre, pour soi, mais c’est aussi fonder sa propre identité sur celle de l’autre. En reconnaissant l’autre, nous comprenons aussi quelle place nous pensons avoir pour lui. Dans son grand roman, À la recherche du temps perdu, Marcel Proust raconte, à propos de tous les personnages dont il parle, les expériences qu’il a pu avoir avec eux, et il construit, ainsi, la scène d’une sorte de grand théâtre, peuplé de tous ces personnages, de tous ces caractères, de tous ces événements dont il parle. Mais, bien sûr, comme toujours, l’identité a deux faces, en quelque sorte, pour parler comme au sujet des pièces de monnaie et des médailles, son avers et son revers. Si la part singulière de l’identité est l’avers de la pièce, c’est sa dimension collective qui en constitue le revers. La part collective de l’identité consiste dans l’identité des peuples et des nations, dans celle des états et des institutions, dans celle des partis et des engagements. La reconnaissance consiste dans tous ces cas dans le fait de comprendre quelle est leur place dans cet autre grand théâtre qui est l’espace public, à la fois dans sa dimension nationale et dans sa dimension mondiale.
C’est la relation à l’autre qui fonde l’identité
Ce mot, identité, dont nous avons souvent parlé ici, c’est un peut-être un des mots les plus importants de notre langue. Quel est donc ce mot ? D’où vient-il ? Il vient de l’association de deux mots latins : id, qui veut dire cela, ça, et entité, issu d’un mot signifiant étant, qui vient du verbe être. D’ailleurs, le mot entité existe en français, où il désigne simplement une chose qui est, qui existe. L’identité désigne donc l’étant ça. Mais ce qui est important dans cette histoire du mot, c’est que nous comprenons, grâce à elle, que c’est le regard de l’autre qui fonde l’identité. Notre identité existe dès lors qu’elle a été fondée et définie par le regard de l’autre. Ce n’est, ainsi, pas nous, comme on le croit parfois, qui fondons notre identité, mais c’est l’autre. Ensuite, nous pourrons tenter de faire en sorte que, par notre vie, nous puissions nous faire reconnaître par l’autre une identité qui corresponde à nos rêves, à nos projets, à nos idées. Notre existence va, certes, faire en sorte que nous adhérions à notre identité, mais, au commencement, c’est l’autre qui l’aura fondée. Et, d’ailleurs, c’est bien l’autre, pour commencer, qui nous donne notre nom (dans notre culture, c’est celui de notre père) et notre prénom (en général, ce sont les parents qui choisissent le prénom de leur enfant, exprimant, de cette manière, au moins en partie, ce qu’ils attendent de lui). L’espace public est ainsi peuplé d’identités qui se sont construites les unes par les autres. Mais il en va de même pour les nations et pour les peuples. Ce sont les autres peuples, ceux avec qui ils sont en relation, qui leur donne leur nom. La Grande-Bretagne s’appelle ainsi, par exemple, parce qu’elle était peuplée de bretons, mais qu’elle était un territoire plus grand que celui de la Bretagne de notre pays. Il en va aussi de même pour les identités politiques. C’est bien sa relation à la gauche qui fonde la droite - et réciproquement, et, s’il n’y avait pas de gauche, il n’y aurait pas de droite - et inversement. C’est ainsi l’autre qui institue l’identité politique. C’est bien ce qui est en train de s’élaborer au sujet de la Palestine. Même si cela fait bien longtemps qu’elle existe comme nation (l’Ancien testament parle des « Philistins »), la Palestine commence à exister pleinement comme un état parce que les autres pays sont en train de la reconnaître, de lui donner une place dans les états du monde, dans cet espace public un peu particulier qu’est la géopolitique. Quelles que soient les raisons pour lesquelles il aura fallu attendre si longtemps pour cela (c’est une autre histoire), nous en sommes venus au point où cette reconnaissance devient incontournable. Les atrocités commises par Israël contre les Palestiniens, mais aussi la nécessité, pour eux, de se trouver une place dans la géopolitique contemporaine, conduisent les états du monde entier, peu à peu, à reconnaître la Palestine, à lui reconnaître, enfin, une place dans l’espace politique international.
Miroir des personnes et miroir des états
Nous voilà, une fois de plus au sujet de l’identité, renvoyés à l’expérience inaugurale du miroir. Pourquoi cette expérience du miroir dont parle le psychanalyste J. Lacan constitue-t-elle, selon lui, le moment fondateur de notre identité ? C’est pour une raison simple : j’existe, je suis une personne, dès lors que je comprends quelle place j’occupe pour l’autre. Je peux parler quand je comprends que, pour me faire comprendre de lui, je dois dire les mots qu’il devrait me dire pour que je comprenne ce que je souhaite qu’il comprenne. Si je veux connaître l’heure qu’il est et que je n’ai pas de montre, je sais que je lui dirais l’heure si l’autre me dirait « quelle heure est-il ? », donc je lui dis, de la même façon « quelle heure est-il ? ». Nous sommes ainsi dans le monde du « re », dans le monde de la parole et du langage, et non dans celui de la réalité physique. En effet, dans cette réalité, je n’ai pas besoin de l’autre pour respirer, pour marcher, pour dormir. C’est dans l’univers des mots que je fonde ainsi mon existence sur celle de l’autre. Mais, une fois de plus, nous devons changer d’étage, et passer de celui de l’existence singulière du sujet et de la personne à celui de l’existence collective des acteurs politiques - en l’occurrence des états, puisque c’est de la reconnaissance de la Palestine que nous parlons. La Palestine n’existe comme état qu’à partir du moment où les autres états du monde la reconnaissent comme telle, comme semblable à eux.
La reconnaissance de la Palestine
Rappelons-nous tout de même, soit dit en passant, car nous avons tendance à l’oublier, qu’un certain nombre d’états dans le monde ont déjà dit qu’ils considéraient la Palestine comme un état. Lors de l’Assemblée générale des Nations Unies, 159 états sur 197 avaient reconnu l’état palestinien. Cela signifie, aussi, qu’un certain nombre d’états, y compris parmi les plus puissants et les plus riches, ne la considèrent toujours pas comme un état. La Palestine, ainsi, n’est pas pleinement parvenue au « stade politique du miroir » des états. C’est au moment où ils la reconnaissent comme état que les pays du monde, à l’Assemblée générale des Nations unies comme dans les parlements, commencent à lui parler, non seulement, comme c’est le cas de nos jours, à parler à ses acteurs politiques, à ses militants, à ses citoyens, mais aux porteurs des pouvoirs de ce nouvel état. En se voyant ainsi reconnaître une place dans le monde, dans l’agora du monde, la Palestine naîtra, enfin, comme un état comme les autres. Mais combien de morts, combien de violences et de souffrances, combien de guerres, depuis 1948, aura-t-il fallu pour cela ? L’existence de l’état d’Israël a été voulue par les puissances du monde qui voulaient en finir avec les atrocités du nazisme, et, ainsi, tenter de s’acquitter d’une dette. Mais on ne peut jamais s’acquitter des dettes politiques, elles ne s’éteignent jamais. Ce qui se joue dans la reconnaissance de l’état de Palestine ne fait que commencer le règlement d’une autre dette, celle qui aura toujours été ignorée, déniée, par le monde.
Quand, en 1945, il a été décidé d’implanter le siège de l’O.N.U. à New York, cela faisait de son enceinte un territoire sur lequel la souveraineté des États-unis ne s’exerce pas. C’était sans compter avec des fous violents et dangereux comme D. Trump, qui a trouvé la parade : interdire l’accès aux États-Unis, et, donc, à l’aéroport de New York aux dirigeants de la Palestine comme M. Abbas. C’est une manière d’enfreindre les normes de la diplomatie et de se croire plus fort que ne le sont les états du monde entier réunis, sauf quelques-uns comme Israël, dans un consensus engagé autour de la reconnaissance de la Palestine. Mais la « loi du plus fort » ne dure jamais longtemps dans une vie politique de raison.
E. Macron a, de son côté, annoncé devant l’Assemblée générale de l’O.N.U. que la France reconnaît l’état de Palestine. Je l’ai assez critiqué ici pour ne pas rappeler qu’il est le premier chef d’État français à le faire, ne serait-ce que parce que cela marque une différence avec F. Hollande, encore trop enfermé pour cela dans les fantômes de l’ancien P.S., la S.F.I.O. de la guerre d’Algérie. Mais cet acte de reconnaissance constitue, certes, un performatif, une parole qui agit sur le réel, mais ce performatif n’est encore qu’imaginaire, parce que Gaza, l’une des parties de la Palestine, est en train de mourir dans la guerre et dans la famine et parce que le territoire palestinien est encore morcelé, fragmenté, par les terres occupées par les colons israéliens. Ce performatif est imaginaire car c’est trop tard : il n’y aura bientôt plus rien à reconnaître. Enfin, ce qui demeure imaginaire dans cet acte, c’est que l’on se demande, dans ces conditions, pourquoi s’arrêter là et ne pas reconnaître comme des états indépendants Mayotte, la Guyane, la Guadeloupe et la Réunion, pourquoi aussi le ministre de l’Intérieur continue à poursuivre de sa vindicte les mouvements engagés pour la Palestine, ainsi que les maires qui font flotter des drapeaux palestiniens sur leur hôtel de ville.