Une nouvelle culture géopolitique
C’est toute une culture de la géopolitique que nous devons construire, à la fois pour tenter de faire le bilan du passé contemporain de la géopolitique et pour en proposer les grandes figures contemporaines. En effet, au-delà des faits qu’elle analyse et des idées qu’elle propose de nos jours, c’est toute une culture que la géopolitique commence à fonder, à la fois en termes de méthodes de compréhension des situations et des évolutions contemporaines et pour envisager la place qu’elle a fini par acquérir dans les sciences politiques de notre temps. Cette culture nouvelle géopolitique se caractérise d’abord par une recomposition des espaces qu’elle est appelée à nous permettre de comprendre. Nous avons vu la semaine dernière comment, en particulier, peu à peu, le clivage Nord-Sud a fini par supplanter le clivage Est-Ouest, mais il faut aller plus loin. Derrière cette mutation des clivages fondateurs de la géopolitique, c’est la place même de la nation qui est en cause dans la mise en question des territoires. Le conflit ukrainien ou le conflit palestinien ont ceci en commun que les peuples qui les mettent en œuvre contestent la figure de la nation qui leur est imposée par les puissances qui cherchent à les dominer - voire à les faire disparaître. La nouvelle culture de la géopolitique appelle, ainsi, à élaborer une nouvelle figure de l’espace politique qui se déplace : ce ne sont plus les nations qui forment le cœur de la géopolitique, à la fois en raison de leur instabilité due aux mutations nombreuses dont elles sont l’objet et en raison des espaces de pouvoir dans lesquels elles se trouvent en quelque sorte englobées. La culture géopolitique nouvelle qui se forme sous nos yeux s’articule sans doute autour d’une figure nouvelle, celle du pays politique, autour d’identités géopolitiques nouvelles. Cette culture géopolitique nouvelle se caractérise aussi par un autre rapport des identités géopolitiques au temps : ce que nous pouvons lire comme une forme d’instabilité des identités géopolitiques désigne peut-être, tout simplement, une temporalité nouvelle de l’évolution des pays politiques et par une articulation nouvelle d’identités géopolitiques de dimensions complémentaires : les villes et les métropoles, les régions et les espaces économiques et administratifs nouveaux, les frontières mêmes entre les pays deviennent instables et la géopolitique est appelée à proposer de nouveaux outils permettant de comprendre une telle instabilité.
Ne plus nous perdre dans l’espace géopolitique contemporain
C’est ainsi que, comme dans tout espace, nous risquons toujours de nous égarer, de nous perdre, de ne plus être en mesure de nous orienter dans l’espace du monde. Peut-être, de ce fait, la géopolitique change-t-elle de rôle : au lieu de nous faire mieux comprendre les structures des pays, des états et de leurs alliances ou de leurs conflits, elle doit nous permettre de ne plus nous perdre dans ces restructurations incessantes de l’espace politique du monde. Il ne s’agit plus seulement de comprendre les mutations des pays dans le temps long, mais dans le temps court du présent, de nous permettre de comprendre les stratégies mises en œuvre par les pouvoirs pour renforcer leurs autorités et leurs dominations sur les régions dans lesquelles ils s’inscrivent. Pour ne choisir qu’un exemple, le Proche-Orient a longtemps été dominé, depuis sa création, en 1949, par les conflits entre Israël et les pays arabes voisins, mais, peu à peu, la géopolitique palestinienne amène à penser la recherche israélienne d’une hégémonie régionale, voire d’une élimination des pays arabes de la région. Une telle mutation géopolitique est le témoignage d’une transformation de la région qui va au-delà d’une opposition entre des pays pour s’inscrire dans une mutation des identités mêmes qui façonnent l’espace palestinien. L’espace géopolitique contemporain s’inscrit dans des transformations qui nous imposent d’élaborer des notions et des méthodes nous permettant de ne pas nous perdre dans un espace dans lequel les idées et les références qui étaient les nôtres ne sont plus pertinentes. Une fois de plus, la dimension spatiale de la géopolitique s’inscrit dans une rationalité nouvelle de la temporalité : en rendant caduques les structures, les frontières et les organisations auxquelles nous étions habitués, de telles mutations de l’espace géopolitique imposent de concevoir de nouvelles méthodes et de nouveaux discours. Pour poursuivre dans l’exemple que nous proposons, nous ne pouvons pas comprendre le conflit palestinien avec les outils et les méthodes forgées au fil des évolutions des territoires qui structurent la Palestine, ne serait-ce qu’en raison des ambitions toujours plus fortes de la colonisation israélienne, en raison des résistances que lui opposent les Palestiniennes et les Palestiniens et en raison des mutations de la relation entre Israël, la Palestine et les autres nations du monde, toutes impliquées de plus en plus en raison de l’interdépendance toujours plus forte des pays du monde entre eux.
Une crise contemporaine de la géopolitique
Mais ces évolutions font que la géopolitique se trouve, de nos jours, devant des impasses. Alors que son rôle était de mieux comprendre les mutations du monde politique et de permettre aux dirigeants et aux pouvoirs de mieux fonder leurs choix et leurs décisions, la géopolitique connaît une sorte de crise, dont témoignent, précisément, les guerres, nombreuses, qui rendent le monde incertain et le soumettent à des violences qui menacent de le détruire. La crise contemporaine de la géopolitique manifeste ses limites en faisant apparaître son impensé. Trois traits caractérisent cette crise. D’abord, la montée des régimes totalitaires - y compris aux États-Unis, où la présidence de D. Trump manifestent un totalitarisme populiste comme en Chine ou en Russie. Ce renforcement des totalitarismes signifie, en termes géopolitiques, un sorte de repli, d’ignorance des autres pays, d’indifférence aux évolutions du monde. Le totalitarisme géopolitique manifeste l’illusion qu’un pays pourrait ne pas dépendre des autres, pourrait s’enfermer dans son espace sans relation avec les autres. C’est bien pourquoi il s’agit d’une forme de totalitarisme : de tels pays s’imaginent constituer chacun un tout lui permettant de ne pas avoir de relations avec les autres pays du monde. Un autre trait de cette crise contemporaine de la géopolitique consiste dans l’accroissement des inégalités économiques et sociales entre les pays et dans l’accentuation de la coupure entre le Nord du monde et son Sud. Une forme de colonisation rampante est en train de s’élaborer renforçant les relations de dépendance entre les pays qui se croient riches et ceux qui le sont moins. À cet égard, ne nous trompons pas : le conflit palestinien est, certes, de nature idéologique, culturelle et religieuse, mais il s’agit surtout d’un conflit économique entre un pays riche et dépendant des pays du Nord dont est issue une partie de sa population et un pays qu’il cherche à étrangler, à asphyxier économiquement et à priver de ses moyens de développement, notamment par la colonisation qu’il lui impose avec la bénédiction des pays du Nord. La géopolitique ne se donne pas les moyens de penser de telles inégalités ou d’imposer aux pays riches d’y mettre fin. C’est qu’enfin, la crise de la géopolitique réside dans son incapacité à donner aux pays des idées permettant d’en finir avec les inégalités ou, au moins, de les convaincre de penser la géopolitique et de la mettre en œuvre dans une politique de développement et de solidarité. Ce ne sont pas seulement les totalitarismes qui se sont développés, ce sont aussi les résistances à eux qui se sont affaiblies. L’avenir de la géopolitique est là : si elle ne permet pas aux projets politiques d’imposer de nouvelles visions du monde, elle ne servira à rien et elle finira par disparaître - renvoyant les inégalités entre les pays à des sortes d’impensés refoulés par les pouvoirs. C’est que la géopolitique devrait jouer à l’égard des pays un rôle comparable à celui de la psychanalyse pour nos subjectivités : leur permettre de libérer leurs pulsions de leurs refoulements.