La police et la violence : un banditisme d’état
Ce que l’on savait déjà est bien confirmé : c’est bien une balle tirée d’un véhicule du RAID qui a tué le jeune Mohamed Bendriss, rue de Rome, à Marseille, le 2 juillet. Rappelons le sens des mots : quand un acte de violence entraîne la mort de quelqu’un, cela s’appelle un crime. La police est un bras armé de l’État destiné à assurer le maintien de l’ordre et de la sécurité publics, et, en cela, elle appartient à ce que Max Weber appelle la « violence légitime »dont il reconnaît à l’État d’être le seul dépositaire. Mais, quand elles sont mises en œuvre sans discernement, les violences policières font partie de ce qu’il faut bien appeler un banditisme d’État. Quand il tue sans autre raison que d’exercer de la violence sur des femmes et des hommes et d’afficher une fausse supériorité sur eux, l’État prend sa place parmi les autres bandits et les autres criminels qui polluent la société en imposant à celles et à ceux qui habitent un pays une peur identique à celle que suscitent en eux les agissements des criminels, alors que son rôle devrait être, au contraire, de les protéger de cette violence.
L’affrontement entre les peurs
Mais la violence de la police lors des manifestations contre la réforme des retraites puis contre la violence même de la police qui avait tué Nahel, à l’occasion d’une de ces manifestations n’est que le signe de la peur de la police : c’est ce qui ressort de l’enquête de l’I.G.P.N. (Inspection générale de la police nationale, l’organisme chargé de contrôler l’action de la police et de la réguler). Comme toujours, la peur entraîne la violence. Toutefois, nous savons mieux, à présent, pourquoi les policiers du RAID avaient peur. D’abord, comme le fait remarquer l’un des policiers qui fait partie d’une des équipes du RAID, ils ne sont pas faits pour cela. Dans la page d’accueil du site du RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion), il est expliqué que son rôle est la « gestion de situations de crise du type prise d’orages, forcenés ou arrestation de malfaiteurs à hauts risques ». Leur rôle est d’intervenir dans les cas de forte violence comme les prises d’otage ou des interventions contre le terrorisme, il n’est pas d’assurer la prévention des violences urbaines ou d’assurer une protection contre les supposées violences urbaines - en l’occurrence contre des manifestations de protestation. C’est pourquoi les policiers du RAID avaient face à eux des personnes qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils n’avaient pas l’habitude de rencontrer. Cela met en mouvement cet affrontement qui n’était plus une confrontation entre le peuple et la police, mais un affrontement entre deux peurs, et c’est cette opposition entre des peurs qui est à l’origine de la violence et de la mort de Mohamed Bendriss.
Culpabilité et responsabilité
Une fois de plus, nous voilà devant la différence entre culpabilité et responsabilité ; c’est une vieille histoire. Sans doute, dans de telles situations, importe-t-il plus que d’habitude de bien distinguer culpabilité et responsabilité. L’auteur du tir était le coupable, c’est certain. Il portera cette culpabilité jusqu’à la fin de sa vie. Le policier qui a tué Mohamed Bendriss ne se libèrera sans doute jamais de la culpabilité que son geste lui fera porter, comme un poids sur ses épaules. Mais il n’en était pas le responsable. Le responsable du tir, celui qui en a donné l’ordre ou qui l’a laissé faire, celui qui doit en répondre devant la société, c’est, avant tout, le ministre de l’Intérieur, responsable de la police. C’est la politique menée par le président E. Macron et la première ministre, E. Borne, en particulier, plus encore, celle qui a été mise en œuvre sous la direction du ministre de l’Intérieur, G. Darmanin, qui sont à l’origine de ces morts, en particulier de celle de M. Bendriss. Mais de cela, il semble ne pas être question. C’est l’auteur du tir et l’équipe dont il faisait partie qui vont être jugés et sanctionnés. Du ministre de l’Intérieur, on ne parlera pas, il ne sera pas convoqué devant la justice et devant l’I.G.P.N. - sauf, peut-être, et encore, en tant que témoin. C’est bien là que réside l’injustice de la confusion entre culpabilité et responsabilité. C’est à l’exécutif de répondre de ses actes et de ses décisions devant le peuple au nom de qui est rendue la justice. Sera-t-il obligé de le faire ? Pas plus que ne l’ont été ces morts qui hantent ma mémoire, ceux du métro Charonne en 1962, à Paris, pas plus que ne l’a été le préfet de police de l’époque, Maurice Papon. Mais, juste en passant, je ne peux pas ne pas mettre en relation la question de la responsabilité de G. Darmanin et de l’exécutif, à distinguer de la culpabilité du policier qui a tué Mohamed Bendriss, et la question de la responsabilité de ses parents et de l’État qui ont pu fonder une culture reposant sur une approche de la légitimité de la violence. On peut aussi rapprocher la question de la responsabilité des violences policières d’autres cultures dans le monde qui, comme aux États-Unis, laissent les armes à feu circuler librement et qui reconnaissent une légitimité à la violence, à distinguer de la culpabilité du jeune qui a tué, en 2021, les jeunes de sa classe au cours d’un acte de folie. Sauf qu’aux États-Unis la responsabilité de ses parents a été reconnue par la justice, mais pas celle de l’État et de sa carence dans le domaine de la violence.
La honte
La veille même de la publication des résultats de l’enquête de l’I.G.P.N., le ministre de l’Intérieur, G. Darmanin, allait se pavaner, à Tourcoing, pour ouvrir sa campagne pour l’élection présidentielle de 2027. Il n’y a que cela qui l’intéresse : le pouvoir. Les morts que sa politique a entraînées, cet enfant qui va naître sans père, puisque la mort causée par la police le lui aura volé, cela ne l’intéresse pas. Il ne s’en sent pas responsable, il estime qu’il n’a pas de comptes à rendre au peuple français, au nom de qui, pourtant, dans notre pays, la justice est rendue. La honte, c’est d’oser se montrer comme un homme politique capable d’être un jour président de la République, chef d’un état ainsi failli. La honte, c’est le déni de ce banditisme d’État, le refus de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une action de protection et de sécurité, mais que l’État, par l’acte de G. Darmanin, a basculé dans la violence de la criminalité. Comment oser être ministre, comment oser se montrer comme candidat à une élection, avec ces morts sur la conscience - à moins, bien sûr, que, pas plus que d’émotion, G. Darmanin n’ait de conscience morale. Il faut « avoir la conscience morale en soi », disait le philosophe E. Kant, à l’époque de la Révolution française, « comme le ciel étoilé au-dessus de la tête ». Mais, pour cela, pour appartenir à la cité, être un citoyen, il faudrait savoir ce qu’est la conscience morale, ce que semble ignorer G. Darmanin, qui a l’air de n’être préoccupé que par son élection - surtout pas de la mort de jeunes dans une opération de police dont il ignore les conséquences. Peut-on encore être le chef d’un état quand on ne sait pas ce que sont la honte et la conscience morale ? C’est la question que Nahel et Mohamed vont continuer à nous poser, mais qu’ils ne peuvent pas poser à G. Darmanin car il est sourd à ces interpellations, car il ne connaît même pas la langue dans laquelle elles sont énoncées : celle de la justice et de la responsabilité..
L’émotion
Reste ce qui n’est pas dit dans cette chronique, ce à quoi les médias, comme souvent, laissent peu de place. Au-delà de la colère contre les violences policières et contre leur injustice, au-delà de cet enchaînement de violences qui tient notre société prisonnières de ce chapelet, il y a l’émotion. Il y a une quinzaine d’années, notre équipe de recherche, à Sciences Po Lyon, avait publié un numéro de la revue « Mots » consacré à l’émotion dans les médias. C’est que l’émotion tient une grande place dans le politique. Si cette place est souvent méconnue, c’est en raison d’une sorte de déni. Et pourtant, elle est bien présente. Cet enfant qui va naître sans connaître de son père que ce que sa mère lui en dira ne peut pas ne pas nous faire éprouver une émotion intense. Et puis disons le mot : une immense tristesse. Peut-être est-ce là que réside la différence entre la démocratie et le totalitarisme : la démocratie, souveraineté du peuple, reconnaît le rôle de l’émotion dans le politique, car le peuple est constitué de femmes et d’hommes porteurs d’émotions comme d’engagements et de volonté, tandis que le totalitarisme ne sait pas ce que sont les émotions, il n’en a pas, il ne connaît que le pouvoir. La balle qui a tué Mohamed Bendriss a été tirée par un homme que son métier avait forcé à refouler ses émotions, il n’y avait pas de place pour elles, il n’y en a que pour l’ordre.