La violence et la peur qu’elle inspire suspendent le politique
La violence est une des grandes origines de la peur. Ses doute même la seule. Et même, pour aller plus loin, sans doute existe-t-il une sorte de relation dialectique entre la peur et la violence ; elle sont l’une pour l’autre comme l’œuf et la poule. En venant déchirer la continuité de l’espace politique, la violence nous inspire de la peur : elle est toujours une rupture du tissu social et culturel qui fonde le politique. Tous les actes de violence violent, précisément, le politique, qu’il s’agisse d’une entreprise délibérée de mettre fin au contrat social ou d’une violation entraînée même involontairement par la commission des actes de violence. C’est pour cette raison que la violence et la peur qu’elle engendre suspendent le politique, interrompent la dimension prévisible du pacte social en nous plongeant dans une incertitude, justement définie elle-même par la peur. Les régimes totalitaires ont toujours reposé sur de la peur pour régner sur les populations en échappant à toute critique. C’est bien pourquoi, dans l’Esprit des lois, au milieu du dix-huitième siècle, Montesquieu écrit (III, 9) : « Comme il faut de la vertu dans une république, et, dans une monarchie, de l’honneur, il faut de la CRAINTE dans un gouvernement despotique ».
La menace et le terrorisme
C’est ainsi que, rejetant, lui aussi, le politique, en se situant à l’extérieur de lui, le terrorisme se fonde sur la terreur, comme son nom l’indique : il s’agit d’inspirer de la terreur par les formes multiples de terrorisme. Il s’agit d’une autre façon d’exercer un pouvoir en le fondant sur une autre légitimité que celle des institutions, celle-ci, d’ailleurs, pouvant elle-même être imposée de façon non démocratique. En manifestant de la menace, le terrorisme donne l’illusion que celle ou celui le met en œuvre dispose d’un pouvoir qu’il peut nous imposer. Mais c’est précisément la raison pour laquelle la peur suspend le politique : le terrorisme est une bonne illustration de cette fin du politique suscitée par la naissance de la peur. Nous ne pouvons être des citoyens sous la menace d’actes terroristes qui, en suscitant de la peur, ne font, en réalité, que suspendre les institutions démocratiques et leurs pouvoirs.
E. Macron : un exécutif qui ne repose que sur la peur (peur financière, peur du terrorisme) ne peut être démocratique
Rappelons tout de même, une fois de plus, que, si E. Macron est devenu président, ce n’est pas par choix - à peine peut-on dire qu’il a vraiment été élu : c’est la rhétorique de la peur du R.N. qui a poussé l’électorat à lui donner ses voix. Le mandat du président commençait ainsi en se fondant sur de la peur. De fait, dans la suite, E. Macron a vite fait d’oublier les raisons pour lesquelles il avait été élu, en exerçant un pouvoir fondé sur des discours de menace suscitant la peur. Qu’il s’agisse de la peur du COVID-19, qui lui a permis de donner l’illusion qu’il pouvait nous protéger, de la peur des crises financières ou de la crainte du terrorisme, le pouvoir d’E. Macron s’est toujours fondé sur de la peur - faute, précisément, de se fonder sur une réelle adhésion démocratique du peuple à un projet.
Iran, Russie, Chine : des pouvoirs qui ne gouvernent que par la peur
Parmi une foule d’autres, retenons ces trois exemples de pays ne connaissant qu’un État fondé sur de la peur. Ils ne connaissent ni choix, ni parole, ni débat, car c’est la peur qui pousse les populations de ces pays à se soumettre au pouvoir : ces états se fondent sur la peur et sur l’intériorisation par les peuples d’un devoir d’obéissance et de soumission. Pour ces raisons, il ne s’agit pas de démocraties, mais bien de régimes fondés, comme toutes les dictatures, sur la peur qu’ils suscitent. Comme dans toutes les situations de peur, dans ces pays, il n’y a ni discussion, ni contestation, ni, par conséquent, adhésion - l’adhésion n’ayant de sens que si elle est un choix différent de celui d’une opposition. Mais ne nous trompons pas : ce n’est pas le pouvoir contemporain qui règne par la peur dans ces pays : dans leur histoire, à part quelques brèves parenthèses dans le temps, ils ont été toujours soumis à des pouvoirs totalitaires fondés sur la peur, qu’il s’agisse des tsars en Russie, des empereurs en Chine, des shahs dans l’Iran soumis, de nos jours, au pouvoir de l’islamisme.
Gouverner par la peur : les orientations politiques antidémocratiques
À propos de la nouvelle extrême droite italienne, incarnée par la présidente du Conseil, G. Meloni, le politiste italien C. Galli, au cours d’un entretien avec R. Godin (Mediapart, 23 10 24) nous explique : « Il s’agit d’un mouvement qui se nourrit des peurs de la société pour assurer un pouvoir centré d’abord sur la préservation des intérêts du capital ». La politique de la peur institue des régimes antidémocratiques pour que la politique et les institutions puissent se servir de la peur pour permettre au libéralisme d’établir des politiques au service du grand capital. En se fondant, ainsi, sur la peur, les politiques libérales soumises au capital marquent leur usage de la peur, devenue un simple instrument de domination. En plus, elles se parent, ainsi, d’une légitimité reconnue par les peuples qu’elles tentent de dominer en se faisant passer pour des acteurs pouvant les protéger. Même en France, à propos des manifestations contre les immenses réservoirs d’eau que l’on appelle les « mégabassines », au cours desquelles la police est allée jusqu’à tuer, B. Feuillu, membre du mouvement des Soulèvements de la Terre, explique à Mediapart (26 10 24) : « De cette histoire de répression, on peut ne garder que la peur. Elle ouvre aussi des champs d’espoir et de victoires ». Il s’agit de comprendre, finalement, que cette peur politique de la répression peut se retourner contre les pouvoirs qui sont à son origine.
Le recours à la divinité ou à l’homme (ou femme) providentiel(le)
Cette obsession politique de la peur a conduit toutes les sociétés à s’en remettre, par une sorte de transfert d’autorité, à un personnage considéré comme le sauveur. Ce transfert d’autorité consiste à transmettre la réalité des pouvoirs réels existant dans la société à une figure en qui les populations reconnaissent l’autorité dont elles éprouvent le besoin - ou le désir - dans une situation de crise au cours de laquelle elles sont, en quelque sorte, mises à l’épreuve. Un tel personnage peut être imaginaire : c’est le cas des divinités. Les divinités ont souvent figuré un recours imaginaire en temps de crise, à qui les populations pouvaient recourir en croyant qu’elles les libèreraient de leur peur. Dans un tel recours, les divinités se voyaient reconnaître une autorité que les populations considéraient comme inaccessibles à des pouvoirs réels ou à des souverains, à des dirigeants ou à des chefs d’État du monde de l’histoire et du politique. Mais la figure du sauveur peut exister réellement dans l’histoire, incarnée par un personnage de l’histoire ou de la situation en crise, ce transfert d’autorité étant alimenté par les discours des médias ou par les discours politiques, comme cela semble le cas d’Erdogan en Turquie, ou, dans les situations de guerre, comme Churchill ou de Gaulle lors de la deuxième guerre mondiale et Poutine dans la guerre en Ukraine. Dans toutes ces situations, le transfert d’autorité fait exister la figure du sauveur hors du débat politique et de la contestation, l’autorité fondant sa légitimité sur un consensus politique issu, justement, de ce qui est considéré comme une situation d’urgence - pour mettre fin à la peur. Le transfert d’autorité s’accompagne, le plus souvent d’une aggravation, réelle ou imaginaire, de la menace, afin d’accentuer la peur pour rendre plus nécessaire encore, dans l’esprit des populations, le recours à l’acteur politique et, ainsi, légitimer d’autant plus le pouvoir qui lui est reconnu.
La peur singulière et la peur collective
C’est qu’il y a deux peurs - ou deux dimensions de la peur : la peur collective, celle qui est suscitée dans l’espace public, et la peur singulière, qui est la peur vécue dans le psychisme, l’angoisse. La politique de la peur se fonde sur l’exercice d’une sorte de dialectique entre les peurs collectives et les peurs singulières. La peur singulière est une émotion : il s’agit d’un imaginaire qui se construit en nous en raison de notre histoire personnelle, de l’histoire de notre filiation et de notre famille. C’est pourquoi nous n’avons pas tous les mêmes peurs, mais aussi c’est pourquoi nous n’avons pas recours aux mêmes logiques pour apaiser nos peurs. On parle souvent d’angoisse à propos de la dimension singulière de la peur - à propos de ce l’on peut appeler la peur psychique - sachant que, bien sûr, la peur psychique est aussi nourrie des peurs collectives que nous éprouvons en tant que membres de la société à laquelle nous appartenons. La peur de la mort, qui domine toutes les peurs dont notre subjectivité est porteuse, est, en réalité, une représentation de tout un ensemble de peurs, mais, surtout, elle manifeste une dialectique constante dans nos peurs singulières : l’articulation complexe entre une angoisse et un désir. La peur singulière n’est, bien souvent, pas autre chose qu’un désir qui se libère en prenant la forme d’une angoisse.
La peur empêche d’aller à la rencontre de l’autre : elle fragmente l’espace public, elle le morcelle
La peur nous empêche d’établir des relations avec l’autre, en lui parlant, en discutant avec lui, en le reconnaissant comme semblable à nous. Ainsi, la peur morcelle l’espace public, elle le fragmente en petits morceaux. Dans la peur, la société n’existe, pour ainsi dire, plus : comme celles et ceux qui en font partie ne peuvent plus parler, comme ils sont soumis à ce que l’on peut appeler la censure de la peur, les relations sociales sont interrompues, nous avons peur les uns des autres sans parvenir à dominer cette peur, et, ainsi, l’espace public, devenant lui-même un espace de menaces, finit par ne plus constituer l’espace de relations qui fonde la société. Dans la peur, il ne peut plus y avoir de relations entre les personnes. C’est le danger qui menace même les régimes totalitaires : vient toujours, dans l’histoire, un moment où la peur de tous contre tous empêche les peuples d’exister. La peur est, ainsi, une sorte de forclusion politique : dans la peur, on est enfermé hors du politique. Comme une forclusion, elle nous enferme dans une sorte de paranoïa politique : la peur est une forme politique de la psychose.
La peur de la mort
La peur de la mort est, en quelque sorte, la « peur intégrale », celle qui menace tout notre être. C’est toujours la peur de la mort qui nous a fait, à la fois, figurer la mort comme l’objet ultime de nos peurs et envahir la diversité de toutes nos peurs par cette référence, en quelque sorte implicite, à cette peur - ultime parce qu’il en va de notre existence. C’est en faisant de la peur de la mort notre peur extrême que les cultures et les civilisations ont toujours eu des modes de religion et de culte célébrant la mort et ce qui en protège, l’immortalité. Je pense à la fois au culte de la mort chez les Égyptiens anciens et au culte de l’immortalité de Dieu dans les religions judéo-chrétiennes. Mais c’est aussi la peur de la mort qui inscrit les logiques du pouvoir dans la guerre et dans la menace de la mort - jusqu’à la peine de mort dans certaines justices pénales (dans la nôtre, jusqu’en 1981, quand elle fut abolie, après des débats longs et tendus, une des premières mesures du projet politique de la gauche). La peur de la mort, qui sous-tend toutes nos attitudes et toutes nos conceptions devant la maladie permet sans doute de penser toutes les autres et de les comprendre.