De trop nombreux signes émergent actuellement d’une possible berlusconisation de la France, qu’illustre une inquiétante dérive des connivences entre le monde de l’argent et le monde de la politique, des paroles et des actes.
Il faut dire que la relation entre les banques, la criminalité financière, maffieuse ou non, et les dirigeants politiques, est de plus en plus visible. Comme sont de plus en plus apparents les efforts qui tentent d’entraver la possibilité que des informations et des alertes arrivent aux yeux ou aux oreilles des citoyens.
Visibles, bien entendu, les banques. Les dernières révélations des turpitudes de HSBC, si elles n’étaient pas nouvelles pour certains (1) sont désormais étalées au grand jour dans la presse (2). Blanchiment de l’argent des cartels de la drogue, manipulation des marchés des changes, 100 000 clients représentants 180 milliards d’euros mis à l’ombre en Suisse, dont des financeurs du terrorisme.
Mais il n’y a pas que HSBC, bien d’autres banques ont été, sont ou seront sur la sellette. Comme la Banque UBS condamnée à payer 10 millions d’euros par l’autorité française de contrôle prudentiel, pour démarchage illicite de clients en France. (3). Etc.
Visible, bien entendu le mélange entre fraudeurs politiques, ou du monde de la grande entreprise, et personnalités en vue du monde politico-juridique. Deux exemples qui ont fait la une ces derniers temps.
Le premier porte sur le discret ami et associé de Nicolas Sarkozy dans son cabinet d’avocat, Maitre Arnaud Claude, soupçonné d’avoir aidé au montage qui a couvert l’acquisition d’un bien immobilier par Patrick Balkany à Marrakech. L’avocat étant mis en examen par les juges. (4)
Le second porte, à l’occasion du procès Ricci pour fraude fiscale, sur l’avocat conseil de la famille Ricci. Fait exceptionnel, on a vu l’accusation réclamé contre lui deux ans d’emprisonnement, dont un avec sursis, et une amende, pour ses conseils de montage financiers. Un avertissement destiné aux avocats qui entourent et conseillent les grandes fortunes, a écrit le grand quotidien Suisse, Le Temps. (Mercredi 25 février).
Un procès pour l’exemple. Mais remarqué car peu habituel. Qu’attend la justice française pour juger efficacement la fraude et la corruption en France ? Un rapport de laCommission européenne n’a-t-il pas pointé cette défaillance en écrivant : « La France a légiféré sur un très grand nombre de questions ayant trait à la lutte contre la corruption, mais sans pour autant élaborer une stratégie nationale spéciale de lutte contre ce phénomène ». (5)
C’est inquiétant. Et c’est pourquoi il y a lieu de s’inquiéter également de quelques signes récents qui, rappelant ce qui s’est passé en Italie sous le règne de Berlusconi, nous inquiètent pour la France.
Il y a en premier lieu lacampagne qui semble s’orchestrer après la clôture de l’affaire Bettencourt, au prétexte que les juges auraient poursuivi Sarkozy, Woerth, et d’autres, par acharnement judiciaire. En fait, ne semble devoir être condamnées dans ce procès que les seules personnes n’ayant rien d’essentiellement à voir avec la politique. Quand aux politiques ou a ceux qui les fréquentaient, au prétexte d’un manque de preuves tangibles, il semblent être relaxés. Il arrive qu’on ne trouve pas de mobile dans certaines affaires mais qu’il y ait des condamnations. Ici, on entrevoit bien le mobile principal, la poursuite des pratiques qui avait cours sous le défunt époux de Madame Bettencourt, mais on ne peut, ou on ne veut pas, condamner.
C’est dès lors, comme on l’a lu dans l’édition du 1er mars du Monde, une attaque en règle contre les juges qui commence. Deux larges manchettes : « Le juge d’instruction va-t-il trop loin ? ». « Il faut supprimer cette instruction archaïque ». Des mots qui rappellent ceux que prononçait Sarkozy au sommet de sa puissance.
Et on voit l’avocat Daniel Soulez Larivière citer les affaires Gregory ou Bruay-en-Artois pour être certain de convaincre que le mal remonte à loin. On nous dit qu’à l’étranger cela ne se passe pas comme ça. Sauf qu’on oublie de dire que le Parquet, en France, dépend du politique, ce que pointe régulièrement la Cour européenne, notamment dans le célèbre arrêt Moulin du 23 novembre 2010, où elle a « refusé de considérer le procureur en France comme une « autorité judiciaire », dès lors qu’il se trouve subordonné au ministre de la justice ? ».
L’Italie, qui a vu ses juges attaqués par les politiques ou les grandes entreprises depuis fort longtemps, bien avant Berlusconi qui a quant à lui poussé le bouchon très loin, est un exemple à méditer. Un long article de Arles Arloff, journaliste et écrivain italien, publié dans la revue de haute qualité « Futuribles », en janvier 2012, et que fait circuler mon ami André-Yves Portnoff, le montre bien.
On y trouve ce genre de phrases susceptibles, en les adaptant, d’être appliquées à la France, demain comme hier.
« Les gouvernements Berlusconi ont multiplié les tentatives pour modifier la loi fondamentale qui assure trop bien l’indépendance de la justice ». « «… Mégavol de masse réalisé par des cols blancs dont de grands noms du monde des affaires… grâce à l’impunité garantie par les lois votées ces dernières années, notamment par le raccourcissement des délais de prescription ».
Avoir élevé le niveau des enquêtes jusqu’aux intouchables condamnait le pool judiciaire antimafia Falcone/Borsellino à une fin prématurée témoigne R. Scarpinato, juge en sicile et protégé en permanence par plusieurs gardes du corps. Ecoutons: « Une campagne politique, médiatique meurtrière déverse quotidiennement sur les juges d’instruction un flot d’accusations infamantes, de calomnies : “communistes”, “malades de pouvoir”, “shérifs”, “Torquemada”… À peu près les mots utilisés par Silvio Berlusconi contre les juges qui ont rouvert des enquêtes sur les événements de 1992-1993 ».
« Dès 1991, l’historien Nicola Tranfaglia avait, dans « La mafia comme méthode », prévenu que le péril majeur pour l’Italie ne venait pas des organisations mafieuses mais « de la consolidation et de l’expansion de conduites mafieuses qui polluent le fonctionnement même de l’État et des institutions ».
Umberto Santino explique dans son ouvrage ‘’Classes dirigeantes et lutte contre la mafia’’ que la mafia n’est pas un anti-État car elle est aussi « dans » et « avec » l’État ».
On pourrait continuer longtemps. Mais le juge Roberto Scarpinato, qui s’était exprimé à la réunion organisée à l’automne 2014 par Mediapart au théâtre de la Ville (8) a écrit à l’attention de la France ceci dans son livre « Le dernier des juges » : « Les mafias sont présentes depuis longtemps sur le territoire français et dans beaucoup de pays, le crime organisé y achetant des paquets d’actions dans les grandes entreprises, et intégrant les circuits bancaires ». Rajoutant : « « Le modèle français, par contre présente le danger permanent d’un conditionnement occulte. »
Est-ce si étonnant ? N’assistons nous pas à un recul régulier de la puissance de l’Etat en France ? A celui de l’équilibre des pouvoirs ? Au développement de la collusion entre grandes entreprises et milieu politique, comme en témoigne l’enquête de la justice sur le colossal marché de l’eau à Marseille ; A la disparition de la conscience de nombre de nos élus, un mal qui touche jusqu’au Sénat, avec cette affaire mise à jour par Tracfin, la cellule anti-blanchiment de Bercy, sur des soupçons d’ « abus de confiance » et de « blanchiment ». (Ces soupçons ont débouché sur l’ouverture d’une information judiciaire qui touche l’UMP) ; A la disparition de l’expertise technique des services de l’Etat, de l’ingénierie publique et du contrôle juridique, pour le plus grand profit du privé.
Et c’est bien pourquoi on a pu s’étonner de trouver dans le projet de loi Macron l’introduction « cavalière » de dispositions sur le secret des affaires que CCFD-Terre Solidaire, a, parmi d’autres, dénoncé comme « une définition floue du concept et une menace pour le droit à l’information des citoyens ». Voir l’article de Mathilde Dupré dans Altereco+ du 24 février. Une régression tentée et ratée. Mais bien d’autres sont passées, comme étaient passée sous Berlusconi tout simplement la dépénalisation des faux en écritures. Lire au sujet de la loi Macron et de ses régressions réussies, entre autres, Gérard Filoche (6).
Et c’est bien pourquoi on accepte mal de voir le groupe Xerfi, qui se décrit comme « médiateur du monde économique », distribuer aux banques françaises un satisfecit de responsabilité sociétale. Car on ne peut éviter de se poser la question sur ce que font leurs très nombreuses filiales dans les paradis fiscaux. De la responsabilité sociétale ou du business douteux ?
Tout ceci procède de la désinformation, d’un enfumage général. Et ça va de pair avec un effort permanent de changer les règles au profit d’entreprises sans foi ni loi dont le seul objectif est de s’approprier ce qui leur échappait encore. Les services sociaux, la santé, l’enseignement, etc.
En Italie, nous dit Arles Arloff « L’inflation qui finançait la corruption a disparu avec l’euro. Les normes européennes ont obligé à freiner cette dilatation. Il a fallu trouver d’autres biens à piller, en démantelant le système social et en transférant des ressources à des potentats et des lobbies privés ». « D’où la dégradation des hôpitaux publics au profit de cliniques privées ».
En fait, tout ce qui se négocie en secret entre les USA et l’Europe, entre l’Europe et le monde, entre l’Europe et le Canada : AECG, TAFTA, TISA, participe du même objectif caché. Mais aussi ces directives adoptées par le parlement européen pour faciliter la privatisation des services publiques, en particulier les systèmes de protection sociales. Voir Politis du 23 janvier 2014. (6)
Tout cela, les citoyens, les peuples, sentent bien que ça représente une régression, un crime contre la démocratie, un risque pour la paix sociale, voir la paix tout court.
Les grecs se sont réveillés. Les gouvernements néoconservateurs en Europe craignent la contagion et vont tout faire pour circonscrire ce qu’ils jugent comme une menace. Car si le mouvement gagnait du terrain en Espagne, au Portugal, en Irlande, en France, ce sont les collusions décrites ce dessus qui seraient menacées, les liaisons secrètes qui seraient dévoilées au grand jour. La guerre contre les pouvoirs dominants de la finance, de la criminalité économique, des hommes politiques complaisants pour ne pas dire complices, ne fait que commencer.
(4) http://www.liberation.fr/politiques/2015/02/23/me-claude-piece-maitresse-du-puzzle_1208636
(5) http://www.euractiv.fr/justice/le-premier-rapport-anticorruptio-news-533246
(6) http://www.filoche.net/2015/03/01/du-projet-de-loi-macron-a-la-«-petite-loi-»-issue-du-49-3/
(7) http://www.politis.fr/Marches-publics-quand-les-sociaux,25418.html