On réserve souvent à ceux qui critiquent les idoles ou les idées dominantes le même sort qu’on inflige au messager porteur d’une mauvaise nouvelle, une mise à mort. Et celle ci, n’étant plus que symbolique de nos jours, a pour elle l’avantage qu’on peut la pratiquer plusieurs fois au fil du temps. C’est ce que vient de faire après tant d’autres, le psychiatre Serge Tisseron avec Michel Onfray et Régis Debray, dans Le Monde daté du 8 octobre. Trois colonnes pour reprocher à ces derniers « d’avoir perdu toute prise sur notre époque ». Nous sommes heureux de pouvoir lire en creux que Tisseron a garder prise.
Nous passerons sur le coup de patte administré par le psychiatre au philosophe qui a cogné sur Freud dans son ouvrage « Le Crépuscule d’une idole ». Car, pour assassiner Onfray en entrant dans l’hallali médiatique, il prend bien garde de s’attarder sur son vieux ressentiment. Il se contente de dire que Onfray et Debray « raisonnent avec les idées binaires du XXe siècle, alors que le monde est devenu multiple et instable ».
Et, pour mieux nous faire comprendre la clarté de cette idée, il se lance dans une série confuse d’éléments supposés convainquant. En attribuant en premier lieu à nos deux pestiférés un point commun : « Penser que rien ne va plus ». J’ai apprécié, car la lecture quotidienne de la presse m’avait convaincu qu’il en était bien ainsi. Me voilà rectifié. Tout va bien.
Et le délire commence. « Leur programme… Rien de bien clair en somme », dit il. Je n’avais pas compris que nos deux compères défendaient un programme. Une question de mauvaise « analyse » certainement. Il doit confondre, dans son binarisme Onfray/Debray, avec le binarisme Hollande/Sarkozy, dont les programmes, au dire de certains, se ressemblent, tout au moins dans leur traduction sur le terrain.
Puis il continue. « Leur force ? Transformer ce qui devrait être un débat d’idées en plébiscite pour leur personne ». Après le programme mystérieux, le plébiscite, dont on rappelle qu’il est une consultation du peuple. On voit bien le sophisme, donc la mauvaise foi. Consciente ou inconsciente ? ‘‘Un plébiscite cherche le soutien populaire. Onfray et Debray sont populaires. Donc ils ont cherché à être plébiscités’’. Tisseron devrait consulter Wikipédia lorsqu’il écrit.
C’est alors qu’il reprend une remarque déjà lue ailleurs : « Rien d’étonnant que certains journalistes aient vu en eux les remplaçants possibles de politiques de moins en moins crédibles ». Et si nos deux lascars se « coulent dans le moule des politiques » c’est du à leur crainte « que leurs outils théoriques ne soient plus d’aucune utilité pour comprendre le monde qui s’annonce ».
Tisseron va donc nous l’expliquer ce monde qui s’annonce et « qui est en train d’échapper aux intellectuels ». Car, si les politiques et les intellectuels sont largués, lui, Tisseron ne l’est pas. Alors que nos deux intellectuels lancent, dit-il, « une sorte de chant du cygne… avec pour objectif d’attirer l’attention sur leurs petites personnes », lui, va nous éclairer. Ecoutons.
« Le monde a changé. Il n’est plus binaire, il est multiple, et fondamentalement instable ». « Ce ne sont plus seulement les idéologies qui se succèdent à un rythme accéléré, ce sont les situations économiques, politiques et militaires… Les idéologies suivent, s’adaptent, se métissent ». Bien vu le scoop ! Je propose de lancer un mouvement ‘’Tisseron président’’ pour 2017.
Puis ça continue : « Il y a dix ans nous pensions vivre une renaissance ». Et « Nous en vivons une nouvelle tous les cinq ans ». « En témoigne le développement du Web2.0 ».
Si Tisseron nous le dit, vive la renaissance ! Mais Je croyais que l’idée de renaissance était reliée à celle de la redécouverte des idées. Que la renaissance s’accompagnait de réformes, etc. Et bien pas du tout. Pour Tisseron, c’est l’avancée technologique. A l’heure où on entend de plus en plus de voix qui évoquent la nécessité d’échapper à un certain déterminisme technologique, lui nous dit que la technologie par la grâce du Web, va nous construire un monde nouveau dans lequel « Le métissage et le communautarisme ne sont pas une option ». « C’est à la fois le reflet et la conséquence inéluctable de l’évolution technologique ». L’histoire de la poule et de l’œuf, en somme.
Puis, pour justifier son accusation première, Tisseron se lance dans une comparaison de la pensée orientale avec l’occidentale, la première valorisant « l’impermanence », la seconde « la stabilité ». Pour en arriver à ceci : « L’intellectuel continue à vouloir penser le long terme, la stabilité et les choix binaires qui excluent ». Ce qui l’empêche de comprendre « la nécessité d’accéder à une pensée du « à la fois, à la fois ». Bel effort de pensée. Mais Tisseron a du mal à oublier le texte de Nietzsche mis en exergue par Onfray à son ouvrage sur Freud. « Tous sont, quoi qu’ils en aient, les avocats et souvent même les astucieux défendeurs de leurs préjugés, baptisés par eux « vérité ». La vérité de Tisseron est un peu éclatée. Trés moderne en somme, si on lui applique ses propres critères d'analyse.
Et Tisseron de nous dire que le cas de Debray est aussi exemplaire que celui de Onfray, dans cette logique d’opposition binaire qui a « toujours largement imprégné ses schémas conceptuels autant que politiques ». Lui reprochant d’avoir affirmer « ne voir aucune idéologie de remplacement à celles que les naufrages du XXe siècle ont englouties ». Alors que, tenez vous bien, il y en aurait une, « celle dont les médias nous parlent de plus en plus… celle du Transhumanisme ». Non pas pour l’approuver, on respire, mais pour lui trouver un air de famille avec les disparues, car : « une opposition binaire la traverse déjà, propre à permettre aux nostalgiques de l’ancien monde d’y retrouver leurs habitudes ».
Donc, si on comprend bien, Onfray et Debray, « Intellectuels du XXe siècle déplacés dans le XXIe », selon la formule de Tisseron, ne sont pas que sommés de rendre compte de leur supposé esprit binaire actuel, mais d’un autre encore à venir, en gestation quelque part du coté du Transhumanisme, avec lequel: « il sera encore possible de s’affirmer transhumanistes « de gauche » ou transhumanistes « de droite ». Merci à Tisseron de nous laisser de l’espoir, de nous dire que le monde change et ne change pas, que le binaire disparaît et revient. De nous permettre en somme, de garder nos repères.
Mais comment peut-on, au prétexte d’éclairer un débat polémique, qui en a pourtant bien besoin, le noyer dans les sables de ce qui n’est en somme qu’un ressentiment désordonné ? La réponse doit se trouver quelque part sur un divan.