Abdennour Bidar, philosophe et auteur d’une « Lettre ouverte au monde musulman », a pris le risque de prendre des coups en écrivant une tribune dans le figaro. Ces coups lui ont été portés par un autre philosophe, Pierre Tevanian, qui l’a traité d’emblée de « marchand de fascisme à visage spirituel ».
Ce que tente de faire Bidar, c’est de montrer que « les musulmans du monde entier doivent passer du réflexe de l'autodéfense à la responsabilité de l'autocritique ».
Comme il s’adresse à des gens qui n’ont pas fait, a priori, Normale Sup, des gens de la rue, des villes et des banlieues, il utilise parfois des mots simples, et donc un langage qui paraît court à Tevanian. Est-ce pourtant une tare qui justifie l’opprobre ?
« Le ver est dans le fruit » a écrit Bidar. « C’est donc un proverbe français qui tient lieu de pensée » lui assène Tevanian. Un proverbe ! Est-ce mal dire, peut-on rétorquer au polémiqueur ? Il semble bien, en effet, car il l’accuse d’utiliser un « misérable proverbe ».
Mais lui même, pense-t-il mieux ?
Lorsqu’il reproche à Bidar de demander au monde musulman du monde entier de pratiquer l’autocritique, ce reproche que veut il dire ? Que l’islam ne peut être questionné de l’intérieur ? Il parait, puisqu’il assimile les paroles de Bidar aux théories de Huntington sur le clash des civilisations. C’est un avis. Mais est-ce la parole du philosophe qu’il est, la parole d’un philosophe dont on attend, il l’a écrit plus haut, faisant la leçon à Bidar : « des arguments, du savoir, de la philosophie » ?
Non, car Tevanian ne peut s’empêcher de personnaliser le débat. Reprochant à Bidar de ne rien savoir « des pensées, des opinions morales et politiques, des meurs des modes de vie, de ces musulmans de France, d’Europe, d’Afrique, du Moyen orient et d’ailleurs », feignant de croire que Bidar leur contesterait « explicitement le droit de jouir des libertés publiques les plus élémentaires ».
Que fait donc Bidar qui soit insupportable ? Il demande au monde musulman, comme d’autres le font par ailleurs, d’avoir le courage d’affronter ceux qui dans leur communauté de religion font de l’islam une chose qu’il n’est pas.
Comme l’a fait la prix Nobel da la paix Ouided Bouchamaoui dans Le Monde du 8 décembre : « Il faut démontrer à tous que l’islam, ce n’est pas ça ».
Comme Kamel Daoud, écrivain algérien, auteur du roman ‘’Meursault, contre-enquête’’, Prix Goncourt du Premier Roman 2015, et objet d’une fatwa émise par un groupe salafiste qui le menace de mort, l’a écrit, dans Le Monde du 29 novembre : « La nouvelle idéologie totalitaire est l’islamisme… sa matrice est l’Arabie Saoudite », soulignant, comme le dit Le Monde dans cette interview à afficher sur nos murs, « l’ampleur de la menace islamiste et la faiblesse des réponses de l’Occident , faisant l’amère constat des blocages de son pays (l’Algérie) ».
Ce que tente Bidar, s’élever contre une religion dévoyée par certains, instrumentalisée par des Etats, n’est ce pas ce qu’ont tenté autrefois les philosophes du XXVIIIe siècle contre la religion ? Que cherche Bidar sinon à proposer aux musulmans une entrée dans la maison de la raison, sans pour autant nier la religion ? D’ouvrir un débat du type qu’a connu l’Europe autrefois ?
L’accuser d’exciter « de la sorte les pires psychoses à l’encontre des masses musulmanes », qu’est-ce à dire ? Qu’on ne peut avoir une approche critique des dérives qui ont malheureusement gagnées la religion musulmane au travers du salafisme wahhabite saoudien ou celles qu’ont initiées les Frères musulmans ?
Le mot « cancer », utilisé par Bidar choque Tevanian. Mais il fait aussitôt jeu égal sinon mieux en lui associant le mot chimiothérapie. « Quelle conclusion doit-on tirer ? Chimiothérapie ? Rayons ? Extirpation de la tumeur maligne ? ».
Est-il plus mesuré que Bidar en lui attribuant indirectement la responsabilité des attaques de femmes voilées, des attaques contre des mosquées ? A ses yeux l’islamisme n’y serait donc pour rien ?
Sa prise de bec avec Bidar ne lui sert qu’à sortir pèle mêle ce qu’il ne supporte pas de notre époque, parfois, souvent, avec juste raison, mais on ne comprend pas cet acharnement à ne trouver de responsabilité que d’un seul coté, du coté d’une seule culture, l’autre étant à ses yeux bien portante.
Philosophe donc. Mais philosophe à demi, du noir et blanc surtout. Car s’il avait lu Bidar, et en particulier sa « Lettre ouverte au monde musulman », il aurait modulé ses propos, car, si Bidar se montre peu tendre pour son monde, il n’est pas moins critique avec le notre. Il y écrit que « l’occident est coupable », « que « le néant est au centre de l’occident », tout à la fois parce que l’occident a perdu le sens de Dieu, de la spiritualité, ou celui de l’infini, et que « la nature spirituelle de l’homme ayant horreur du vide, si elle ne retrouve rien de nouveau pour le remplir, elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent et qui, comme l’islam actuellement, se mettront à produire des monstres ».
On peut contester la pensée de Bidar, partisan d’un islam éclairé, ou son point de vue, si on lui refuse la qualité de penseur. On peut même certainement lui reprocher de s’en tenir, tout au moins dans son texte du Figaro, un peu trop au fait religieux, sans l’élargir assez au fait politique, mais on ne peut le traiter « d’ignoble » aussi facilement que le fait Pierre Tevanian.
Car ce que veut lancer Bidar, c’est une invitation aux musulmanes et aux musulmans pour « qu’ils s'engagent massivement, pas seulement en tant que croyants de telle religion mais en tant que citoyens qui participent au progrès moral et social général, à la reconstruction ici en Europe de sociétés plus justes, plus fraternelles. Contre le libéralisme sauvage, contre les inégalités entre riches et pauvres, contre le matérialisme anti spirituel de nos sociétés ». Il parle aussi « du retour du sacré », s’appuyant sur la phrase attribuée à Malraux « le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas». Personnellement je ne le suivrai pas sur ce terrain. Mais qu’importe !
Pour conclure, j’aurais aimé que Tevanian, qui écrit sur le site « les mots sont importants » soit en conformité avec un si beau titre.
Bidar sur le Figaro
Tevanian sur lmsi