Confronté aux multiples défis qui l’assaillent : climatiques, économiques, politiques, sociaux et civilisationnels, l’homme ne s’est jamais senti autant qu’aujourd’hui dépassé, ni autant confronté à sa fragilité solitaire.
L’individualisme, trait dominant de la condition humaine contemporaine, le manque de temps pour analyser et comprendre, inhérent à une idéologie de la vitesse, la dispersion des initiatives, qui ne fait pas communauté de destin, le manque de réflexion, conséquence d’une information véhiculant les seuls mensonges des pouvoirs et des hégémonies dominantes, tout contribue à favoriser l’éclosion des illusions, le saut dans l’inconnu, les désirs irrationnels.
Les progrès de la science, ceux de la médecine et de la technologie, d’une rapidité jamais vue, rendent possible, aujourd’hui plus qu’hier, toute théorie à même de compenser les frustrations humaines par une promesse de perfectibilité. L’homme des lumières s’est voulu libéré des solutions religieuses. Le voilà prêt à tomber dans la religion de lui même. Il a voulu se libérer de Dieu, le voilà prêt à se croire en capacité de pouvoir se créer lui même, en échappant au déterminisme de sa condition, de se « prolonger » comme on dit, au delà des deux cents ans, voir pour l’éternité.
Le point de vue du médecin.
D’où l’utilité du débat qui vient d’être organisé par le Mouvement Utopia* dans un amphithéâtre de l’université Paris-Nord, entre le médecin et chercheur John De Vos**, spécialiste des cellules souches, et la philosophe Flore d’Ambrosio-Boudet***. Un débat qui a eu pour qualité de ne pas se contenter, comme il advient trop souvent, de relayer en état de séduction la théorie du Transhumanisme, mais de présenter les données d’une réflexion analysante et critique de celle ci.
Tout l’intérêt de la présentation de John De Vos vient de sa position de médecin hématologue et de chercheur. Celle ci, en le situant à l’intersection de la question humaine et de la technologie, lui permet de concilier compassion et ouverture aux possibles, défis sociaux-médicaux et déontologie, et donc d’échapper à la séduction facile d’un « Brave New World » à la Huxley.
Spécialiste des cellules reprogrammées dites « pluripotentes », (inventées par le japonais Shinya Yamanaka, Prix Nobel de médecine), De Vos a expliqué, devant un auditoire très jeune, les propriétés particulièrement prometteuses de celles ci.
Cellules « pluripotentes » signifiant la possibilité pour presque n’importe quelle cellule de se spécialiser en n’importe quel type cellulaire et de se multiplier à l’infini : cellules cardiaques, cellules de la rétine, cellules musculaires, neurones, etc., la porte s’ouvre sur des perspectives entièrement nouvelles pour une médecine régénératrice des organes endommagées par la maladie ou la vieillesse.
De là à rêver d’un homme éternellement réparable, certains n’hésitent pas à franchir le pas, sans s’arrêter aux questions bioéthiques soulevées par ces progrès de la biotechnologie. Un rêve peu contesté, car fortement ancré dans l’espèce humaine, nous a dit la philosophe Flore d’Ambrosio, nous rappelant que le plus ancien texte littéraire connu, l’Epopée de Gilgamesh, récit légendaire de l’ancienne Mésopotamie, (l’Irak d’aujourd’hui), qui remonte à plus de 2500 ans avant notre ère, portait déjà la quête de la renaissance et de l’immortalité sur ses tablettes d’argile recouvertes d’une écriture cunéiforme datant de – 800 avant J.C.
On peut ou pourra donc, grâce à ces cellules modifiées, éviter les maladies génétiques graves, permettre à des parents porteurs de la même maladie, par exemple la mucoviscidose, de procréer sans risque ; de « dépoussiérer » le génome humain de ses gènes porteurs de maladies, comme le cancer ; de choisir « l’enfant à la carte », sa couleur de peau, d’yeux, voir son QI, etc. Mais tout cela sera-t-il légitime ? C’est le premier débat à mener.
Le second débat porte sur la théorie qui, allant au delà des chemins ouverts par les biotechnologies, s’appuie sur toute technologie susceptible de contribuer au dépassement des limites physiques de l’homme, maladie, vieillissement et mort, que ce soit les technologies de l’information, de la mécanique, de la matière. Cette théorie s’appelle le Transhumanisme. Elle est particulièrement portée par un ingénieur-inventeur-chercheur, Ray Kurzweil, qui estime que l’innovation technologique permettra de vaincre la mort grâce à la fusion de la technologie et de l’intelligence humaine, et que peu de gens refuseront cette possibilité. Spécialiste de l’intelligence artificielle, il a été embauché par Google comme directeur de l’ingénierie, ce qui laisse supposer que la multinationale, qui ne se préoccupe guère de l’intérêt général (Elle est connue pour payer très peu d’impôts), voit dans le Transhumanisme un marché d’avenir. De quoi s’inquiéter.
La maitrise du monde échappera-telle à l’homme ? Ni De Vos ni d’Ambrosio n’ont abordé cette question. Mais je le pense. C’est déjà le cas aujourd’hui en économie bancaire où des concepteurs d’algorithmes pour le Trading à Haute fréquence, THF, voient leurs outils leur échapper car évoluant librement par eux mêmes, grâce à des programmes d’apprentissage. (Voir page 44 de ce mémoire****)
Quelle place réservera par ailleurs l’homme prolongé aux générations futures ? A qui seront réservés les bienfaits de la science de l’immortalité ? Quel sel aura la vie d’un homme immortel ? Voilà quelques unes des questions que soulève le Transhumanisme.
Ce qui n’empêche pas John De Vos de penser que si l’échéance du danger du Transhumanisme médical se rapproche, il n’en faut pas pour autant ignorer d’autres menaces plus prégnantes. D’où son appel à ne pas oublier de mettre comme priorité à nos luttes, non pas le Transhumanisme mais la question climatique, qui porte en elle une possible disparition de l’humanité, la question aussi de la croissance qui nous intoxique, celle de la guerre économique qui nous écrase.
Mais ce n’est que si l’effondrement n’a pas lieu que se posera la question du Transhumanisme. Il faut donc débattre des chemins possibles, pour éviter la sortie de route. Cela passe par l’organisation d’une décroissance acceptée, une frugalité partagée, mais surtout par la remise au centre de notre praxis de la passion de l’humain et de sa fragilité partagée.
Le pont de vue de la philosophe.
Flore d’Ambrosio, agrégée de philosophie et doctorante à Paris-Ouest, et travaillant sur les concepts de l’homme façonné, d’espace humain, de catastrophe, d’effondrement, était la répondante invitée et tout indiquée par Utopia.
Avant de répondre à John de Vos, elle s’est attachée à montrer que nous sommes, et particulièrement si nous nous situons à gauche, en difficulté pour appréhender ce qui se joue derrière la question du Transhumanisme. Car, piégés dans notre ambiguïté face aux concepts de nature et de science, et par notre désir d’être maitre de notre avenir, nous sommes peu aptes à pouvoir départager les cotés positifs et négatifs du progrès. D’autant plus que notre foi dans les capacités de l’Homme est renforcée par la biologie qui nous présente la nature comme bénéficiant d’une plasticité qui nous apparaît comme l’instrument rêvé pour notre autocréation.
Mais on sent bien aussi que le Transhumanisme est porteur de nouvelles inquiétudes, que l’idée de domination ne disparaît pas avec lui, ni la loi de l’argent tout puissant, et qu’une humanité inégale, à deux vitesses ou régie par deux normes, celles du haut et du bas, peut en être renforcée.
Nous sommes donc confrontés à deux positions contradictoires, une possibilité d’émancipation, et une possibilité de nouvelle domination. Nous ne pouvons échapper à repenser le couplage savoir-vouloir, et à poser le problème de son utilisation. Notre savoir n’est pas neutre. Se pose donc la question de sa légitimité.
Mais dans un présent difficile nait la fatigue d’être soi au présent. D’où l’envie de se projeter dans une nouvelle humanité. Notre société déprimée, car se sentant impuissante, rêve d’un renouveau. Que semble lui promette cette cellule de peau, qui peut, dans sa multiplication maitrisée, remonter le temps et redevenir la cellule souche qu’elle a été.
Quoi qu’il en soit, nous ne ferons pas l’économie de la réflexion. La densité de l’existence humaine ne se joue pas dans l’accumulation, contrairement à ce que notre société capitaliste veut nous faire croire. Il nous faut intensifier le présent par rapport à notre mort comme horizon. Conserver ce qui nous fait Homme. Notre conscience du bien et du mal, de l’interdit et de l’autorisé. Et le désir de créer, qui aux travers des œuvres enchante les cotés les meilleurs de l’Homme.
Je conclue personnellement. Entre le rêve régressif et les succès bénéfiques de la thérapeutique, il nous faut naviguer. A tout navigateur il faut une boussole. Cette boussole, est-il encore possible de l’appeler « Humanisme » ?
* Utopia : http://mouvementutopia.org/site/
** Pr John De Vos. Coordonnateur du Département d'Ingénierie Cellulaire et Tissulaire. Hôpital Saint-Eloi - Institut de Recherche de Médecine Régénératrice et de Biothérapies, IRMB - INSERM U1183. Plateforme de reprogrammation cellulaire SAFE-IPS. CHU de Montpellier
*** Flore d’Ambrosio-Boudet. Agrégée de philosophie. Membre de l’Institut Momentum. Doctorante à Paris-Ouest.
**** THF et apprentissage. http://dial.uclouvain.be/memoire/ucl/fr/object/thesis%3A2532/datastream/PDF_01/view