Un gibet est aujourd’hui élevé à l’angle de toute phrase prononcée ou écrite. Les innombrables tribunes et interviews en portent témoignage, lourdes de cette mauvaise foi qui régnait du temps des Sartre/Merleau-Ponty/Camus. Sauf qu’aujourd’hui c’est pire. Il n’y a pas deux camps qui s’opposent, comme à cette époque, mais une confusion qui a gagné chaque camp qui se clive de l’intérieur, à droite comme à gauche.
Car au débat politico-idéologique on a substitué un débat socio-idéologique. Un mal inauguré par le fameux rapport de Terra Nova annonçant : « La classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche, elle n’est plus en phase avec l’ensemble de ses valeurs ». Dès lors, le Parti socialiste devait s’adresser à d’autres cibles en priorité : « les femmes, les jeunes diplômés, les minorités ». Lourde erreur, mère de toutes les dérives actuelles.
De ce jour, le PS n’a plus été en position de faire de politique à gauche, car acceptant le concept outsiders-insiders inventée par Olivier Ferrand. Tout comme en 1983 le tournant de la rigueur avait inauguré la politique économique néoclassique du PS.
Sauf qu’aujourd’hui, ce n’est pas que la classe ouvrière qui devient l’oubliée et l’incomprise, mais une France bien plus large, celle du « public ». Car on ne peut plus dire peuple aujourd’hui, comme le montre Gisèle Sapiro, sociologue au CNRS, dans son article dans Le Monde du 19 janvier: « L’inquiétante dérive des intellectuels médiatiques ».
Après avoir reproché tout à la fois au FN et aux intellectuels médiatiques, qu’elle feint de mettre dans le même panier, de « s’ériger en gardien de ‘’l’identité ’’ collective contre les ‘’barbares’’ à nos portes et parmi nous » ; après avoir affirmé, en un manque de rigueur scientifique total, « qu’ils pratiquent l’amalgame jusqu’à imputer des actes terroristes à une religion en tant que telle », ce qui est complétement fausser la réalité, faisant elle même l’amalgame entre islamisme et islam pour mieux arriver à ses fins, elle conclut : « Cela contribue-t-il à expliquer ce qui n’en demeure pas moins un mystère, à savoir, pourquoi ils suscitent (ces intellectuels), un tel intérêt auprès du public ».
Et elle est sociologue ! Qu’un éditorialiste comme Laurent Joffrin écrive parfois sur le vide, on comprend. Un texte à fournir dans l’urgence d’un bouclage l’explique, sans l’excuser. Mais qu’une sociologue, s’appuyant sur son titre pour reprocher aux intellectuels médiatiques d’être « capables de parler de tout sans être spécialistes de rien », pour finir par monter qu’on est incapable de rien comprendre aux raisons de leur succès populaire, est plus troublant. A quoi lui sert sa sociologie ?
Elle ne lui sert qu’à bâtir des constructions qui, n’ayant rien de scientifique, ont tout d’un relativisme de concurrence. On aimerait déloger ces « intellectuels » qui, étant médiatiques sont méprisables, forcément méprisables, au contraire des vrais, des bons, de ceux qui se baptisent du nom de « chercheurs », et qui dit-elle : « Ont retenu la leçon du philosophe Michel Foucault, qui invitait les intellectuels à se cantonner dans leur domaine de spécialisation plutôt que de parler à tort et à travers ». Un conseil qu’il ne suffit pas de relayer pour le mettre en pratique.
Car son objectif, comme celui de quelques autres, est de bouter hors des médias ces intellectuels que, pour mieux les tuer, on a appelé ici ou là, des doux noms de « néoréacs », « antimodernes », néoconservateurs ».
On y trouve des gens qui n’ont que peu à voir ensemble, sinon une volonté de dire ce qu’ils pensent de la réalité qu’ils pensent capter, ceux que Gisèle Sapiro et Daniel Lindenberg épinglent dans leur boite à papillons. D’abord Finkielkraut et Michel Déon, puis Renaud camus et Richard Millet, puis une kyrielle de têtes de Turcs réunis dans le même opprobre par Lindenberg comme liés par « une obsession de la décadence », Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, Eric Zemmour ou Richard Millet.
Un Lindenberg qui utilise les mêmes mots que Gisèle Sapiro, « barbare » par exemple. « Si on creuse un peu, au-delà de la critique antimoderne de la société ouverte, c’est la présence de barbares inassimilables au sein de la nation française qui est pour ces esprits distingués la racine du mal ». Un Lindenberg qui en un article de deux colonnes réduit ses arguments comme on réduit une sauce, au point de la rendre indigeste. Car deux colonnes où on veut en dire trop deviennent deux colonnes où on ne dit plus rien. Sauf a prendre pour monnaie courante un pâté de lapin où on trouve trois quarts de cochon et un quart de lapin.
Loin de moi l’idée de partager les idées de tous ces intellectuels médiatiques décriés, je dirai même que je n’en partage pas tellement. Mais cet amalgame, cette chasse aux sorcières, cette curée en basse plaine menée en meute, me rend insupportable les censeurs qui les pratiquent.
C’est bien pourquoi je préfère ce que dit Nicolas Truong, au ton maitrisé, et pas du tout polémique, dans sa conclusion à l’introduction aux deux pages de débats qui comprennent aussi, comme troisième intervenant, Finkielkraut interviewé par lui même. « Il serait trop commode de renvoyer ces deux approches dos à dos. Pointons toutefois qu’il est possible de refuser dans un même mouvement l’idée que les musulmans seraient, par essence, hostiles à la République, et celle qu’il faudrait accepter toutes les pratiques culturelles au nom de la culpabilité postcolonialiste. Une chose est sure : le seul « rappel à l’ordre » (libertaire ou autoritaire) ne suffira pas à nous aider à démêler ce qui arrive à nos sociétés ».
Une conclusion qui renvoie à leurs études ces universitaires dont tout le talent consiste à nous piéger dans ce dualisme artificiel dans lequel ils tentent d’enfermer le débat de société actuel.
Dénoncer les dérives de l’islamisme serait dénoncer les musulmans. Refuser que les religions qui se reconstruisent ou s’invitent dans la prise de pouvoir par la politique serait inacceptable. (Ceux qui avaient voté la loi du 9 décembre 1905 doivent s’en retourner dans leur tombe). Pour ne pas écorner l’image de l’Autre et ne pas faire le jeu des populistes, il ne faudrait pas encourager la transparence sur les dérives du terrorisme ou les évènements de Düsseldorf.
Nous avons donc des intellectuels à droite qui clivent, des intellectuels à gauche qui clivent, un Premier ministre qui clive, des médias qui relaient et font caisse de résonnance. Mais à ce jeu aucun ne répond aux enjeux, sociaux et sociétaux, politiques, économiques. Au nom des idées on tue la possibilité d’en avoir.
Bâti, ou plutôt prêché ainsi, le débat n’est plus qu’une suite d’interdits, d’exclusions, d’incompréhensions que le peuple, pardon le public, ne peut plus suivre. Le débat ainsi mené aujourd’hui, ignorant de ce que les hommes sont, ce que les évènements produisent, ne cherchant pas à expliquer, ne reflète plus une attente politique, il travaille à la guerre civile.