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Billet de blog 19 avril 2020

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Attention au retour de l’élastique - La pédagogie radicale à l’épreuve du confinement

A partir de son expérience, l'auteur montre que la crise engendrée par la pandémie est l'occasion de réinvestir la mission de créativité dans l’autonomie qui devrait être celle de toute démarche didactique. Certains modes alternatifs aujourd'hui conçus dans l'urgence pourraient survivre au confinement, voire s'instaurer, si le « monde d’après » n'est pas un retour en arrière.

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Illustration 1
Elastiques

Je suis professeur à l’école d’art supérieur d’Avignon où j'enseigne l’anthropologie sociale.  Également chercheur, je m’intéresse à la manière dont l’action artistique produit une forme de savoir social, et comment certaines formes artistiques génèrent des situations d’apprentissage et des modes de production alternatifs de la connaissance. A ce titre mon angle de vue est celui d’un pédagogue en quête de méthodes à même de passer de l’épistémologie du terrain ethnographique à la didactique en école d’art.

À la lumière de mon expérience récente à l’ESAA, et de vingt années d’expérience dans l’enseignement, à différents niveaux du secondaire au supérieur et sous toutes latitudes, je voudrais montrer comment les conditions réelles de la poursuite de la continuité pédagogique ne peut se faire sans en modifier profondément le cadre, redonnant ainsi un sens à la mission d’enseignement. Pour situer le contexte, l’école d’art supérieure d’Avignon compte un peu plus de 100 étudiants du niveau L1 au M2, d’âges différents et de diverses nationalités, certains venant de passer leur baccalauréat, d’autres ayant une expérience plus longue. Plus âgés ils ont souvent aussi une expérience universitaire, mais en sont revenus. Il est important de préciser que le projet d’établissement de l’ESAA est engagé, non sans progressivité, dans la construction d’une « école monde(s) » dont l’une des ambitions est de former « à habiter un nouveau monde et qui requiert une disposition à la mue . Celle qui fait renoncer à sa vieille peau pour opérer une véritable mutation culturelle (…) Une pédagogie de l’art qui explore l’interculturalité, l’interépistémologie, et l’interesthétique, basées sur des rapports d’échanges réciproques, égalitaires, symétriques et bilatéraux », telle qu’affirmée avec vigueur dans le manifeste de l’école-monde (s) à découvrir dans le projet d’établissement de l’ESAA ».

À Avignon, comme presque partout en Europe et bien au-delà, les établissements d’enseignement supérieur ont fermé leurs portes depuis le lundi 16 mars 2020, acculant les enseignants dans une situation inédite, les obligeant à réinventer leur pratique. Quelques jours plus tôt, en prévision du renforcement du confinement, la direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle avait élaboré un « plan de continuité pédagogique[ii] » (daté du 13 mars 2020, à ne pas confondre avec le « plan de continuité d’activité [iii]» ou « PCA », document général non dicté par le contexte et paru en 2013). Le « PCP » est un document de 24 pages qui dispense en 10 fiches un ensemble de conseils à la fois méthodologiques et pratiques, il fournit des liens sur l’internet, il fait face à l’urgence sans toutefois recourir à l’injonction. Le terme de « consigne » n’y apparaît par exemple pas. 

Très vite conscients de l’impossibilité de la poursuite mécanique des rouages habituels de transmission des contenus et de leur bonne acquisition, les rédacteurs anonymes de ce plan de continuité invitent les enseignants à réfléchir à leurs « stratégies pédagogiques » de manière à faire émerger de nouvelles approches permettant de s’adapter au nouveau cadre à distance. Ce faisant, le plan pousse même à innover (sic) en ouvrant « un certain nombre de possibilités nouvelles, dont certaines pourront être ramenées au sein de la classe physique une fois la crise terminée ». Puis de surenchérir : « N’hésitez pas à profiter de cette période difficile pour expérimenter de nouvelles méthodes et outils pédagogiques ». Avant de refermer ce qui vient d’être entrouvert en invoquant comme un mantra l’article L. 613-1 du code de l’éducation qui stipule « l’impossibilité de revenir sur les modalités des contrôles de connaissance ».

Cul-de-sac 

En effet la continuité pédagogique habituelle est aujourd’hui impossible, et si cela est problématique, ce n’est pas forcément malheureux. Il est vrai que le nouveau cadre pédagogique à distance modifie très profondément et radicalement la relation enseignante. Elle est maintenant désincarnée, et s’y perd avant tout l’interaction étudiant-étudiant, étudiant-enseignant. Le lien ne disparaît pas pour autant même s’il fait de jolies boucles ou des nœuds, parfois gordiens. Avec l’éloignement physique le lien entre l’enseignant et l’étudiant se détend, en s’étirant il se transforme et s’enrichit de nouvelles qualités. Cela devrait être une chance pour une école d’art, pour ses étudiants autant que ses enseignants.

L’invitation à « expérimenter » des formes d’enseignement qui pourraient mêmes être adoptées, comme annoncé avec témérité par le « PCP », m’a intrigué, autant dans son initiative que dans ses contradictions. Si l’objectif de l’éducation est de rendre les étudiants autonomes, celui de la continuité pédagogique doit être celui de maintenir une caisse de résonnance critique, de manière à ce que les étudiants agissent le plus possible en sujets, maitres de leur destin (fonction émancipatrice de l’enseignement). Être sujet c’est être capable de se mettre ensemble à la recherche des chemins qui permettront à l’individu de dépasser les enfermements qui l’entravent. Un univers aux ramifications multiples, où « la pensée navigue entre les cases »[iv].

N’y-t-il pas un paradoxe dans la volonté de permettre aux étudiants de se former à une autonomie individuelle et collective, de mettre en avant des outils pédagogiques de conseil, de coopération et d’entraide, sans profondément repenser l'asymétrie et la verticalité de haut en bas reproductrice la hiérarchie sociale de la relation enseignants-enseigné ? En effet, si tous les acteurs de l’éducation, quel qu’ils soient, revendiquent cette autonomie, pensent-ils et travaillent-ils au même idéal ?

La question est de savoir si le corps enseignant dans son ensemble, dérouté par les réformes LMD, toutes disciplines confondues, facultés, écoles d’art ou niveaux disposent encore des marges de manœuvre nécessaires pour mettre en œuvre des cadres pédagogiques non exclusivement normatifs ni répressifs.

Décadrage

Il ne faudrait pas qu’on passe du confinement à l’étouffement. La suffocation à laquelle nous pousse le système capitaliste aujourd’hui n’a rien de nouveau, mais si l’on réalise que l’état délétère des hôpitaux que fait apparaître la crise provoquée par le coronavirus (et pas la crise du coronavirus) n’est que la partie émergée de l’iceberg, et que l’ensemble de la société, et en particulier l’éducation, autre grande sacrifiée, en terme conceptuels encore plus que financiers, on comprend alors que l’implosion est générale, globale et qu’elle a bien un visage. Après des années de mise au pas ultra-libérale, nous avons besoin d’un bol d’air démocratique pour repenser chacun à notre niveau existentiel ce qui dans nos choix de vie récents est vraiment bon pour nous, et que nous assumons à ce titre pleinement. Pour se départir de la « société du spectacle » comme aurait dit Guy Debord il nous faut prendre un bon bol d’air et trouver par cette respiration l’ambiance dans laquelle nous voulons vivre.  

Encore faudrait-il ne pas se tromper d’objet. Ce qui est à sauver de la crise actuelle est le cadre né des circonstances actuelles qui redéfinit empirement la relation pédagogique, en morcelant et redistribuant l’autorité de l’enseignant, en réactivant celle de l’étudiant comme acteur, auteur et coproducteur du cadre. Cette modification du design de la relation enseignant/enseigné ventile différemment la circulation des informations et permet l’émergence d’autres formes de connaissances, inédites et donc différentes de celles qui sont consignées dans les programmes officiels. Ce nouvel objet ainsi réaménagé de manière à permettre l’institution de nouvelles situations d’apprentissage n’admet pas la notion de « continuité » tel que formulé dans le document ministériel, mais implique une rupture avec les habitudes anciennes. Pour cela, il nous faut apprendre à abandonner certains principes autoritaires encore latents ou en filigrane, et que les partisans de la normalisation ne manqueront pas de ressusciter en sortie de crise.

Pour que cette mission de créativité dans l’autonomie qui devrait être celle de toute entreprise didactique se poursuive, il est nécessaire d’inventer une structure participative où l’enseignant et l’enseigné œuvrent ensemble à se donner les moyens leur permettant de remodeler leur relation, dans un mouvement qui doit dépasser les relations d’autorité qui d’accoutumé les éloignaient. Dorénavant l’enseignement se rapproche d’une relation sociale équidistante, symétrique,au cours de laquelle tout le monde peut devenir à tour de rôle auteur ou autorisé. Dans ce bouleversement, l’importance de l’enseignant ne se trouve du tout minoré. Il se renforce même mais dorénavant son rôle consiste à soutenir l’émergence de ces nouveaux modes de production de la connaissance. L’enseignant devient un créateur d’occasions d’apprentissage, un noueur d’intrigues cognitives. Pour cela il doit muer, laisser derrière-lui la vieille peau de simple agent transmission de contenu, pour s’en refaire une autre plus souple, élastique, qui permette de ressentir ce que les étudiants ont à proposer, d’en débattre ; et éventuellement l’instaurer.

Pour parvenir à cette pédagogie sensible, nul besoin de réinventer le fil à couper le beurre. Il suffit de s’inspirer du fabuleux corpus de pratiques éducatives alternatives et autogérées qui ont fleuries aux cours des décennies passées[v], à commencer par John Dewey (1859-1952) qui a déjà posé dès la fin du 19ième siècle,[vi] les jalons des réponses radicales aux questions démocratiques que nous nous posons aujourd’hui. Sa pensée éclot dans une époque très fertile en projets éducatifs progressistes, de l’école maternelle à l’université dont les héritiers sont encore d’actualité aujourd’hui: le Bauhaus en Allemagne de 1920 à 1933, le Blackmountain College aux USA de 1933 à 1957, puis au Mexique, dans les années 1960, le Centre interculturel de documentation (ou CIDOC dirigé par Ivan Illich de 1966 à 1971) ou encore la Free International University for Creativity and Interdisciplinary Research ( Fondée par Joseph Beuys et Heinrich Böll en Allemagne en 1973), la Hochschule für Gestaltung d’Ulm (1953-1968), sans oublier le Centre universitaire expérimental de Vincennes (Paris, 1969-1980) ou L’institut de l’Environnement (Paris, 1969-1976) qui en furent les déclinaisons françaises. Les méthodes ainsi expérimentées aussi loin qu’elles puissent paraître du cadre à distance (comme formulé dans le « plan de continuité pédagogique ») ou du télétravail demeurent me semble offrent néanmoins des pistes très intéressantes pour repenser l’enseignement sur un mode symétrique, et l’école de situation que représente le moment actuel.    

Tombées dans l’oubli, ou sclérosées dans l’idéalisation, il n’est pas inutile de rappeler que les méthodes non dogmatiques qui restent plus que jamais d’actualité aujourd’hui[vii]. Paulo Freire (1921-1997), une autre grande figure de la pédagogie radicale nous rappelle à brûle pourpoint : « Quand j’entre dans une salle de cours, je dois demeurer un être humain ouvert aux questions, à la curiosité, aux demandes des élèves, à leurs inhibitions. Je dois rester un être à l’esprit critique et interrogateur, inquiet en face de la tâche qui m’incombe – celle d’enseigner et non celle de transférer des connaissances »[viii]. Cela est encore plus vrai quand on se connecte à une plateforme sur l’internet, en guise de salle.

Couture

Revenons à l’esquisse d’une chronique confinée à l’ESAA.

Il est important de rappeler en préambule que mon enseignement est transversal et qu’il consiste, en deux mots, à donner aux étudiants des clés leur permettant d’identifier par eux-mêmes les enjeux sociaux des situations qu’ils produisent ou dans lesquelles ils interviennent ou interagissent, envisageant l’action artistique comme un mode heuristique.

Le choc de l’annonce de la fermeture des établissements publics et d’un « plan de continuité pédagogique » a dans une premier temps déclenché un silence (pour ma part incrédule) au cours duquel chacun prenait la mesure de l’énormité de ce qui était en train de se passer, à la fois à la maison et dans le monde. Tout d’abord perplexe sur la manière de procéder, et encore sonné par la situation générale dans laquelle je ne peux m’empêcher de voir autre chose que la seule pandémie déclenchée par un ennemi pernicieux et invisible à qui l’on a déclaré la guerre, j’ai commencé à l’instar d’autres enseignants de l’ESA d’Avignon, par envoyer un mail en éclaireur destiné à manifester ma disponibilité, et en mesurer l’écho. Dans ce courrier, je précisais que nous allions bien continuer à « faire de l’anthropologie » comme indiqué dans le programme. L’intention de cette précision était de permettre, espérais-je, de trouver un langage commun, autour de notre préoccupation de parvenir à décrire ce qui est en train de se passer, et comment cela affecte nos vies. La première question que je posais aux étudiants fut la suivante : comment en tant qu’étudiant dans une école d’art, créer un espace critique autour de la crise actuelle ? Comment la production d’une forme artistique peut-elle accompagner cette démarche réflexive ? La rencontre entre art et anthropologie peut-elle être fructueuse à cet endroit ou alors est-elle stérile ? Envoyé à l’ensemble des étudiants de l’ESAA un vendredi j’y donnais rendez-vous le lundi matin suivant sur une plateforme, avec pour perspective de faire un point, sans trop y croire. Au créneau horaire prévu, une trentaine d’étudiants se connectèrent pourtant, et cela malgré une qualité de réception parfois très mauvaise. Nos premiers échanges montraient que d’évidence les étudiants se reconnaissaient dans mon questionnement. Il conviendrait d’ailleurs plutôt de parler d’exercices de problématisation que j’improvisais en afin d’attiser une conversation-mosaïque. Nous laissant ainsi porter par les flots, apparut néanmoins non seulement une forme, mais aussi une ambiance. A notre surprise à tous, nous constations alors que les échanges fonctionnaient seuls, comme si la structure communicationnelle que nous étions en train d’inaugurer existait déjà. La discussion passait d’un projet et d’un étudiant à l’autre, alors que j’essayais de mon côté de suggérer des analyses ou des problématisations ; tout en découvrant simultanément par leurs travaux les personnalités des étudiants, toutes plus intéressantes que les autres. Dans une dynamique que je n’ai pas essayé de contrer en tentant d’imposer un quelconque plan de cours se sont alors formés spontanément des groupes autour des propositions thématiques des uns et des autres. Je fus étonné de constater que bon nombre d’étudiants ne se connaissait pas vraiment, notamment entre les niveaux qui, pour des raisons d’emploi du temps différents, ne se rencontraient en fait jamais. L’approche par centres d’intérêt plutôt que par niveau permit de mettre en œuvre des dynamiques de travail partagé. Des groupes se sont constitués sur la base d’affinités, faisant fi de l’âge, de la classe ou de la mention principale des étudiants, et mettant en lumière que le cloisonnement en « classes » qui répond à une logique administrative, peut aussi inhiber la curiosité, et in fine s’avérer infécond.

La mise en place spontanée de groupes affinitaires montre que les étudiants sont conscients de la contrainte non créative qu’exerce sur eux en temps normal certaines rigidités organisationnelles dont la raison d’être est bureaucratique avant d’être pédagogique. L’expérience exceptionnelle actuelle prouve en outre qu’ils savent aussi produire d’autres structures en remplacement. A cet effet, ils témoignent d’une connaissance largement supérieure aux enseignants des outils d’internet, notamment quand il s’agit de concevoir le design d’un espace de communication, en guise de salle de cours ou d’atelier. Cette supériorité technologique des étudiants peut être perçue comme une perte d’autorité par les enseignants qui, par crainte de perdre la face, rechignent à se servir d’outils qui par contre n’ont plus de secrets pour les étudiants.

L’internet apparait alors soudainement à nouveau porteur d’une utopie que sa progressive centralisation, marchandisation voire diabolisation nous a fait oublier et que les étudiants réactivent dans l’usage qu’ils parviennent à en faire pour SE donner un enseignement. Souvenons-nous des années 1970 quand les laboratoires de recherche informatique marqués par l’expérience de la contre-culture défendaient une approche créative et collaborative du travail, contre la lourdeur, le cloisonnement et les hiérarchies bureaucratiques. En 1995, Tim Berners-Lee, informaticien britannique, principal inventeur du World Wide Web (WWW) déclarait : « J’ai fait (et je continue à faire) le rêve que le web devienne moins une nouvelle chaîne de télévision qu’un vaste océan interactif de savoirs partagés. Je nous imagine ainsi immergés dans un environnement chaleureux, amical, composé de toutes les choses que nous et nos amis aurions vues, entendues, crues et comprises. » A ce propos Anne Bellon nous rappelle que « Cet imaginaire nourrit l’expérience des premiers concepteurs et utilisateurs du web, qui forment, jusqu’au milieu des années 1990, une « république des informaticiens », sorte de communauté scientifique idéale qui voit dans le réseau l’aboutissement d’un projet humaniste »[ix], avant de devenir un cauchemar, une mare aux fake news et un repaire de dictateurs.

Loin encore de l’utopie numérique, contre toute attente, une facette de cet idéal d’horizontalité, de gratuité, de liberté semble néanmoins aujourd’hui se refléter dans les faits, et il serait inconséquent de croire que certaines de ces qualités incidemment redécouvertes ne s’avèrent constructives ou durables. Les structures qui émergent ainsi résultent à n’en pas douter d’une dynamique démocratique radicale. Elle résulte de l’adhésion libre, curieuse et amusée des étudiants, qui apprennent petit à petit à se défaire du stress du rendement, et de la menace de la pénalité tout en se rendant compte qu’ils sont capables de produire une forme de connaissance intégrée, une forme qu’il faut apprendre à garder, à archiver, avec responsabilité.  

Alors que l’organisation d’ateliers en sous-groupes thématiques autogérés prouve la capacité d’invention des étudiants et leur aptitude à autogérer ces formats, il serait aberrant de détruire ces nouveaux cadres au nom de la normalisation. Si nous n’y prenons pas garde, c’est pourtant ce qui risque d’advenir. Et je suis parfois inquiet d’entendre les étudiants regretter qu’ils ne parviennent plus à se concentrer (j’entends des témoignages similaires chez les enseignants, mais aussi au-delà). En effet, certaines personnes déclarent n’arriver plus à lire ou écrire, d’autres se plaignent de ne plus être créatifs. Cette difficulté en partie causée par l’usage immodéré de l’internet en temps normal, se trouve encore accentuée. Notre rôle de pédagogue consiste alors à faire tout notre possible pour éviter que le confinement ne gagne aussi durablement les têtes, nous faisant jusqu’à perdre l’espoir même de juger par nous-mêmes et d’agir en sujets. Il ne faudrait pas que l’angoisse n’épuise en nous le désir de liberté, et que nous soyons dans le brouillard quand il faudra avoir les idées claires pour résister à la normalisation qui suivra le confinement, dont la mécanique ne fera que poursuivre un processus ancien, encore accentué par les réformes dites néo-libérales des deux dernières décennies. Il nous faut apprendre à mettre économiser nos forces dès maintenant pour être capable de rebondir demain. Tout laisse présager qu’il nous faudra bientôt beaucoup d’énergie pour juger par nous-mêmes, en tant que citoyen, la validité des propositions charlatanes qui ne manqueront pas de nous être faites.

Ainsi, à l’échelle d’une école d’art, pour décloisonner, et ne pas renforcer les inégalités sociales, sortir de l’isolation sociale, qui est originellement causée par la division du travail, la fragmentation et la polarisation de la société, les nouveaux formats d’enseignement doivent réviser leur fonctionnement, réagencer leur organigramme, revoir leurs programmes, modifier leur hiérarchie interne.

Les enseignants sont-ils prêts à recevoir cette leçon des étudiants ?

Rebondir

Je ne crois pas que l’après sera fondamentalement différent de l’avant crise coronavirale.

Le monde qui sortira de sa torpeur ne sera pas un autre. Demain sera fait du même bois qu’aujourd’hui. Fort à parier néanmoins qu’à la sortie du confinement les traits de nos sociétés seront plus accentués et que l’épisode actuel renforcera des tendances déjà existantes. Nous n’allons pas nous réveiller dans un autre monde, mais dans sa caricature. Aux traits grossis, aux conflits apparents, ce monde-là nous apparaîtra plus lisible, plus clair dans ses contradictions, en faisant apparaître ne serait-ce qu’un instant les fissures qu’il nous serait peut-être possible d’agrandir pour y loger des idées progressistes, et forcément radicales.

S’il ne fait guère de doute que, dans un premier temps, la violence épistémique[x] qu’exercera le retour à la « normale » sera rude aussi dans le monde de l’enseignement et de la recherche, à commencer par la béance des inégalités qui auront été exacerbées. Le retour à la normale, dans le prolongement de l’esprit autoritaire de la continuité pédagogique, se traduira certainement par le durcissement de certains cadres qui sont déjà existants, mais il est encore plus certain que la réaction sera elle aussi très énergique, voire plus intense encore que la normalisation. Ces forces-là aussi sont déjà-là, autant que celles de la normalisation à venir.

Profitons avant qu’elle ne s’éteigne de la lumière jetée aujourd’hui sur les contradictions de nos sociétés pour repenser nos engagements micro-politiques, à l’échelle de notre environnement immédiat, et demandons-nous ce qu’il faut faire maintenant pour éviter ce durcissement qui s’annonce. Comment activer dès aujourd’hui les leviers de résistance qui nous permettront de répondre aux tentatives de contrôle qui ne manqueront pas de se produire lors de la période de normalisation qui suivra la crise provoquée par la pandémie du coronavirus ? Comment éviter que l’été ne ressemble, à l’échelle mondiale, à un immense détricotage de toutes les zones d’invention à défendre qui auront été initiées ? Bref, qu’est-ce qui se passera quand les règles du confinement qui déforment l’élastique se relâcheront ? Avignon comme ailleurs, l’élastique étiré dans tous les sens reprendra-t-il sa forme initiale ? Re partira-t-il dans l’autre sens ou finira-t-il par se rompre ? Si oui au nez et à la barbe de qui ?

Attention au retour de l’élastique.

[i] D’abord paru dans Common Sense, n° 6, janvier 1937, pp. 10-11 ; repris dans Later Works (1925-1953) (1e ed. : 1977), Boydston J. A. (ed.), Carbonale, Southern Illinois University Press, 1983, vol. 11 (1935-1937)

[ii] https://services.dgesip.fr/fichiers/Fiches-PlanContinuitePedagogique-DGESIP.pdf

[iii] http://www.sgdsn.gouv.fr/uploads/2016/10/guide-pca-sgdsn-110613-normal.pdf

[iv] Isabelle Stengers, Résister au désastre : dialgue avec Marie Schaffner, Wildproject Editions, 2019 

[v] Géraldine Gourbe  (Sous la direction de), In the Canyon, Revise the Canon - Savoir Utopique, Pedagogie Radicale et Artist-Run Community, Les Presses du Réel, 2016

[vi] John Dewey (trad. Ou Tsui Chen), Mon credo pédagogique [« My Pedagogic Creed, 1897 »], Paris, Vrin, 1958 (1re éd. 1931). Et, à relire à la lumière des événements d’aujourd’hui: John Dewey : « La démocratie est radicale », 1937

[vii] https://pedaradicale.hypotheses.org/2772

[viii] Freire Paulo, « 2. Enseigner n'est pas transférer la connaissance », dans : , Pédagogie de l'autonomie. sous la direction de Freire Paulo. Toulouse, ERES, « Éducation formation - Poche », 2013, p. 63-103. URL : https://www.cairn.info/pedagogie-de-l-autonomie--9782749236391-page-63.htm

[ix] Bellon Anne, « Qu’est devenue l’utopie d’Internet ? », Revue Projet, 2019/4 (N° 371), p. 6-11. DOI : 10.3917/pro.371.0006. URL : https://www-cairn-info.inshs.bib.cnrs.fr/revue-projet-2019-4-page-6.htm

[x] Spivak Gayatri C., Les Subalternes peuvent-elles parler?, Paris, Editions Amsterdam, 2009

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