Lors d'une présentation devant le dernier conseil européen, Mario Draghi a montré des graphiques établissant que les salaires dans les pays en déficit[1] avaient augmenté bien au-delà de la productivité et que, par conséquent, leur compétitivité s’était effondrée. Or, le président de la BCE a choisi de comparer la progression des salaires en valeur nominale (inflation incluse), avec l’évolution de la productivité en valeur réelle (hors inflation), ce qui lui a permis de tirer des conclusions pour le moins contestables[2]. Cette façon de présenter ces statistiques a été relevée et critiquée par plusieurs économistes, ici ou là. Mario Draghi, par la voie de son conseiller Christian Thimann, vient de répondre à ces critiques ici.
L’argument de la BCE consiste à dire que ce sont « les salaires nominaux, qui importent en termes de compétitivité internationale ». Thimann illustre ensuite son propos comme suit : « prenez l’exemple d’une entreprise se trouvant dans un pays de la zone euro dont le taux d’inflation est supérieur à la moyenne de la zone et qui est confrontée à des tensions à la hausse sur les salaires. Pour ne pas vendre ses produits à perte, l’entreprise augmente ses prix à la production en phase avec l’évolution des prix dans le pays. Il en résulte une baisse de sa compétitivité… ».
Effectivement, ce sont bien les salaires nominaux qui, au bout du compte, sont importants. On ne peut contredire Mr Thimann sur ce point. Mais pour autant, sa démonstration n’est pas convaincante et l’exemple qu’il prend est particulièrement mal venu. Pour le comprendre, il suffit de savoir que l’évolution des salaires nominaux est le résultat de la progression des salaires réels auquel il faut ajouter l’inflation. Par conséquent, si l’on veut correctement analyser les écarts de compétitivité, il convient de dissocier salaires réels et inflation, ce qu’a omis de faire Mario Draghi. Et c’est là que l’explication de Mr Thimann est intéressante car on peut la retourner dans l‘autre sens. Ainsi, prenons par exemple un pays dont l’inflation est inférieure à la moyenne de la zone. Si une entreprise augmente ses prix en phase avec l’inflation de son pays, il en résultera une hausse de sa compétitivité. En outre, si cette inflation a été obtenue grâce à une politique de compression des salaires, le pays gagnera encore plus en compétitivité puisque les deux composantes des salaires nominaux, inflation et salaire réel, seront à la baisse.
Et alors me direz-vous ? Et bien, le problème est que ce genre de politique a pour conséquence de réduire la demande interne et ne peut fonctionner que si cette baisse de la demande interne est compensée par une progression des exportations. C’est une stratégie qui vise à gagner des parts de marché et qui n’est pas coopérative. Elle est particulièrement inappropriée dans le cadre de la monnaie unique et a pour conséquence un effondrement global de la demande au niveau de la zone euro. De plus, si les salaires ne suivent pas les gains de productivité, la part des salariés dans la valeur ajoutée diminuera au profit du capital. Cela entraîne une augmentation des inégalités et un appauvrissement des plus défavorisés.
Pour être exempte de critique, la présentation de Mr Draghi aurait dû donc présenter non pas deux, mais trois données économiques : la productivité en valeur réelle, les salaires en valeur réelle et l’inflation. Les participants au sommet européen auraient ainsi vu que la politique de la France entre 1999 et 2007 avait été équilibrée et respectueuse de ses partenaires dans la zone Euro. Les gains de productivité y ont été du même ordre qu’en Allemagne, les salaires ont suivi les gains de productivité, et l’inflation a atteint l’objectif fixé par les BCE de 1,9%. Et si Mario Draghi avait respecté cette façon de présenter les chiffres, on aurait vu, par ailleurs, que la compétitivité allemande n’était pas due à des gains de productivité, mais aux compressions de salaires et à une inflation inférieure à l’objectif de la BCE. Mr Draghi aurait ainsi montré que l’Allemagne avait une part de responsabilité importante dans l’effondrement de la demande dans la zone Euro et dans les déséquilibres au sein de zone. Les conclusions de sa présentation auraient donc été fort différentes. La réponse du conseiller du président de la BCE ne permet pas de savoir pourquoi Mario Draghi s'en est tenu à une analyse superficielle des écarts de compétitivité.
[1] Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Portugal.
[2] Cela avait pour conséquence de laisser penser que les salaires avaient complétement dérapé, en particulier dans les pays en déficit et qu’il fallait donc s’attaquer aux rigidités structurelles du marché du travail dans ces pays. En gros, il fallait donc abaisser la fiscalité sur le travail et diminuer les salaires dans les pays en déficit. Draghi l’explique à nouveau dans un discours du 16 avril 2013 : http://www.ecb.int/press/key/date/2013/html/sp130416.en.html