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Billet de blog 10 novembre 2023

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Jean-Luc Mélenchon et la question actuelle de la rupture de la conscience de classe

Plus de 30 ans après la disparition de l'Union soviétique, n'est-il pas temps de reformuler les problématiques de notre époque dans les termes pensés par Karl Marx et Friedrich Engels au XIXe siècle, en débarrassant leur pensée du dogmatisme, de l'économisme et de l'eurocentrisme dont elle avait été affublée et qu'il l'avait privée de sa féconde potentialité à expliquer la société et le monde ?

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Au nombre des questions traitées par les deux intellectuels, celle de la conscience de classe n'est pas la moindre. Cette question a été négligée depuis trop longtemps, supplantée par les problématiques des minorités, au point que ces dernières sont venues structurer le discours de la gauche et déterminer sa stratégie politique, lui faisant de ce fait prendre le risque de perdre sa boussole et de s’égarer en chemin.

La problématique de la conscience de classe est, dès son élaboration par Marx et Engels, à situer dans le cadre bien précis de l'analyse des "fausses apparences" produites par la société de classe dominée par la bourgeoisie. L'analyse critique des diverses constructions idéelles de ces fausses apparences a conduit nécessairement à l'élaboration d'une catégorie particulière de représentations appelées "idéologie" qu'il faut définir comme un système général de représentation, d'interprétation et d'explication du monde et de la société. Il existe donc dès le départ, dans la conception marxienne de la conscience de classe, un affrontement entre la conscience vraie issue de la confrontation au réel et la conscience faussée qui est le résultat des fausses apparences produites par l'idéologie diffusée par la classe dominante.

Cette problématique, qui traverse toute l'histoire du mouvement ouvrier et plus largement du mouvement social, franchit de nos jours une nouvelle étape avec la substitution des questions religieuses, raciales ou de genre, ou d'autres encore, à la question de classe.  Au départ, il était concevable de considérer que l'attention portée aux questions religieuses, raciales ou de genre avait enrichi la compréhension de la lutte des classes en permettant l'interconnexion et la complémentarité des approches de classe avec les luttes contre les discriminations de toutes natures au nom du refus de la simplification qui séparerait la lutte de classe des luttes contre le racisme, le sexisme ou tout autre forme d'oppression.

Le concept d'intersectionnalité, qui a émergé dans les mouvements féministe et antiraciste, a mis en lumière la manière dont les différentes formes d'oppression, portant sur la race, la foi religieuse, le genre, l'orientation sexuelle etc., interagissent avec l'oppression économique produite par le système capitaliste.

Mais à cela il a été répondu que la substitution des questions raciales, religieuses ou de genre à la question de classe a été utilisé par la classe dominante pour diviser et affaiblir la classe ouvrière et plus généralement les catégories sociales dominées en détournant leur attention du caractère fondamental des inégalités économiques.

Et il ne s'agit pas seulement de la question de la fragmentation de la classe ouvrière et des catégories sociales dominées, de l'affaiblissement des solidarités de classe et des capacités de lutte collective pour des intérêts économiques communs, mais aussi de la question de l'identification de classe c'est-à-dire de la reconnaissance par les individus de leur appartenance à une classe sociale spécifique au regard de leurs relations à la production et à la propriété. La perte de la compréhension des intérêts communs qui relient les membres d'une même classe entraîne également une perte du sens des luttes et des conflits et une incapacité à participer au processus de transformation sociale dans le sens des intérêts de la classe ouvrière et des catégories sociales dominées.

De ce point de vue, certains estiment que toute tentative visant à renouer avec une conception essentielle de la lutte des classes, de nature à chercher à recréer de la conscience de classe susceptible de débarrasser les catégories sociales dominées de l'influence des idéologies, des croyances ou des discours qui déforment la perception qu'elles ont de leurs propres intérêts de classe, est la bienvenue. Il s’agit de revenir à l'essentiel pour déjouer les manipulations politiques qui éloignent des réalités économiques et sociales qui seules peuvent redonner à la lutte des classes une réalité effective.

Mais, à l'inverse, d’autres estiment que l'idée que la lutte des classes serait séparée des luttes contre le racisme, l'homophobie,  l'islamophobie ou toute autres formes de discriminations ou d'oppressions aboutirait à une simplification excessive de la compréhension de ce qu'est aujourd'hui la lutte des classes qui nécessite, précisément en raison de la multiplicité des oppressions, l'interconnexion des luttes pour ne pas affaiblir les mouvements sociaux et représenter les intérêts des classes dominées dans toute leur diversité. Il réunit toutes ces luttes dans le concept théorisé par lui de « révolution citoyenne ».

Chacun comprend qu'il s'agit, maintenant, d'opérer un choix stratégique dans la conduite de la lutte et que la question théorique posée par cette opposition exige une réponse qui produira nécessairement des effets dans la pratique des luttes.

L'idée d'une « révolution citoyenne » semble pensée par Jean-Luc Mélenchon en écho, et cela n'a rien de surprenant de la part d'un ancien trotskiste, à celle de « révolution prolétarienne ».

La révolution prolétarienne est un concept politique et social associé au marxisme et au socialisme, qui fait référence à un changement radical dans la structure de la société, où la classe ouvrière renverse la bourgeoisie capitaliste pour instaurer un système économique et politique basé sur la propriété collective des moyens de production.

Chez Marx, cette conception de la révolution repose sur l'idée que l'exploitation capitaliste mènera à une prise de conscience de classe parmi les travailleurs.

À l'inverse, l'idée de révolution citoyenne, que l'on doit à Rafel Correa, élu président de l’Équateur en 2007, prend acte - selon ses théoriciens - de la substitution de nouveaux acteurs révolutionnaires à l'ancienne classe ouvrière.

Dans un entretien à la revue Ballast, en janvier 2022, Jean-Luc Mélenchon explique que "le peuple se définit comme l’ensemble de tous ceux qui ont besoin des grands réseaux collectifs pour produire et reproduire leur existence matérielle : eau, énergie, transports, etc. La nature de la relation à ces réseaux, privés ou publics, détermine la forme et le contenu des luttes, et d’une façon générale la lutte révolutionnaire." Exit donc les rapports de production et les rapports à la propriété privée. Et d'indiquer qu'il dispose maintenant d'une "phénoménologie de la révolution citoyenne" dans laquelle "l'acteur populaire se désigne lui-même comme peuple" (sic !). C'est bien cette tautologie qui constitue le nœud de la pensée mélenchonienne.

Ce qui le conduit à réintroduire la nation comme espace central des luttes révolutionnaires (exit l'injonction marxienne "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !"), à compter sur l'interconnexion rendue possible par le numérique comme « base des conditions matérielles d’existence et d’organisation de l’acteur révolutionnaire lui-même » (ignorant ainsi l'analyse marxienne des superstructures idéologiques prolongée par l'analyse debordienne du "spectacle"), à faire reposer la lutte révolutionnaire sur "un mécanisme intersectionnel" (dont on peut se demander ce qu'il est), à faire du leader ou du tribun "celui qui fait passer de l'individuel au collectif", ce qui d'ailleurs est précisément la définition du tribun fasciste (tout en prétendant construire une organisation politique "dans laquelle personne n'est autorisé à représenter les autres").

On peut donc faire le constat que la cohérence n'est pas la qualité première de la phénoménologie de la « révolution citoyenne ».

Dans la situation actuelle de confusion des esprits, il apparaît indispensable de lever la contradiction qui existe entre les deux formes de conscience qui coexistent chez chaque individu :

la conscience d'être un individu libre, propriétaire d'une marchandise spécifique (la force de travail) vendue sur un marché (le marché du travail) et la conscience d'être membre d'une classe ayant un intérêt historique déterminé (la conscience de classe qui n'est pas donnée spontanément et qui est le résultat d'un processus).

L'absence de symétrie entre ces deux formes de conscience (d'un côté, une conscience déjà construite et de l'autre une conscience fragmentaire se construisant historiquement et, éventuellement, se déconstruisant) oblige à privilégier la seconde sur la première. Pour cela, il ne faut pas hésiter à dénoncer toute idée de "communauté" quelle qu'elle soit (le peuple citoyen, la nation, l'humanité comprise comme un ensemble idéalisé...) pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une mystification et, en pratique, un instrument d'oppression dès lors qu'elle fonctionne comme une dénégation du fait central de l'exploitation.

Ainsi le fait que puissent exister "des grands réseaux collectifs pour produire et reproduire l'existence matérielle" des êtres humains n'implique en aucune façon qu'il existe un intérêt commun supérieur aux classes sociales. La seule unité du genre humain, c'est celle du rapport à la nature et à la préservation des fonctions organiques qui dépendent d’elle. Mais précisément, ce rapport d'appropriation du monde s'inscrit pour chaque individu dans des rapports sociaux qui sont des rapports de classe. Le lien social entre les hommes ne se constitue qu'en les différenciant et en les divisant entre exploiteurs et exploités, travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, savants et ignorants, dirigeants et dirigés, bourreaux et victimes... ce sont ces catégories seules qui peuvent permettre de faire émerger une conscience de classe.

En renonçant à la prééminence de cette différenciation, Jean-Luc Mélenchon et son organisation politique ont participé, de fait, au processus de rupture de la conscience de classe.

Et c’est cette conception des choses qui a conduit l'organisation politique de celui-ci à perdre de vue les principes essentiels de l'humanité qui sont aussi ceux de la lutte révolutionnaire en tergiversant au moment de l'attaque terroriste du Hamas en Israël. La lecture de Marx nous apprend que, si celui-ci prit une position sans ambiguïté contre les ravages du colonialisme, il n'en critiqua pas moins les penseurs qui, tout en pointant les conséquences destructrices du colonialisme, utilisaient les catégories propres au contexte européen pour analyser les régions « périphériques » du globe.

Être solidaire de la lutte du peuple palestinien n'empêchait en rien la condamnation sans équivoque du terrorisme du Hamas au nom de notre humanité commune même si celle-ci est divisée en classe sociale.

Le sens de l'humanité (comprise comme une réalité et non comme un idéal) est au cœur de la lutte révolutionnaire et toute idée de "communauté" est donc mystificatrice et devient en pratique un instrument d'oppression dès lors qu'elle fonctionne comme dénégation du fait de l'exploitation.

En 1920, Lénine déclarait "le gauchisme, maladie infantile du communisme". Un siècle plus tard, le chef des Insoumis a inventé une ligne politique qui donnerait certainement le tournis au révolutionnaire russe, lequel dirait peut-être de celle-ci que "le Mélenchonisme est la maladie sénile du gauchisme", mélange indigeste de Marxisme mal compris et de Wokisme délirant, aggravant davantage encore la perte de tous les repères, comme la réaction du leader insoumis le 7 octobre dernier l’a montré.

La gauche n'a rien à espérer d'un tel assemblage de concepts fumeux et d'argumentations alambiquées qui n'a pu prospérer que parce que la comparaison avec le vide de la pensée qui domine depuis trop longtemps à gauche était forcément à l'avantage du "Mélenchonisme".

Il existe pourtant des intellectuels qui pourraient fournir à la gauche les outils théoriques qui lui font défaut. Ceux-ci ne fréquentent pas les plateaux de télé où ils ne sont de toute façon pas invités, mais ils existent et sont disponibles.

Il est donc nécessaire et urgent d’élaborer et de construire une théorie politique et une stratégie politique radicalement nouvelles capables de renouer avec une conception clarifiée des rapports sociaux de nature à permettre la réémergence d'une conscience de classe juste, c'est-à-dire correspondant aux intérêts réels de ceux qui ne disposent pour vivre que de leur force de travail.

Bertrand Mertz, avocat

Dernier ouvrage paru : "Les réseaux sociaux contre la démocratie - Palimpseste de La Société du Spectacle" Edilivre 2021

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