SORTIR DE LA CRISE POLITIQUE PAR LE HAUT
Par Bertrand Mertz, avocat
La situation politique actuelle de la France devrait conduire les acteurs de la vie publique à s'interroger sur le sens et la portée de la politique, ainsi que sur la manière dont leur action doit s'inscrire dans la vie du pays pour être conforme à ce que doit être l'action politique. Classiquement, on considère que la politique désigne l'ensemble des activités, actions et institutions qui concernent l'organisation et la gestion d'une société ou d'un groupe humain. Elle implique la prise de décisions collectives et leur mise en œuvre pour organiser la vie en communauté.
La politique concerne la façon dont le pouvoir est distribué et exercé au sein d'une société. Cela inclut les structures de gouvernement, les systèmes de lois et les mécanismes par lesquels les décisions sont prises et appliquées. Mais elle touche aussi à la gestion des conflits. Dans une société démocratique et un État de droit, elle doit apporter des solutions pacifiques au règlement des conflits.
La politique concerne également, de manière générale, les politiques publiques en matière d'économie, d'éducation, de santé, de sécurité, etc. De ce point de vue, elle ne saurait être l'affaire exclusive des dirigeants politiques et doit nécessairement impliquer l'ensemble des citoyens. Elle touche aussi à l'idéologie et aux valeurs. C'est le domaine où s'expriment des visions du monde différentes, souvent sous la forme d'idéologies qui proposent diverses manières d'organiser la société.
Par ailleurs, selon la distinction opérée par Max Weber (dans Le savant et le politique, 1919), on différencie l'éthique de la conviction de l'éthique de la responsabilité. Ces concepts sont souvent utilisés pour décrire deux approches distinctes de l'action politique et morale.
L'éthique de la conviction repose sur l'idée que les actions doivent être guidées par des principes moraux absolus, indépendamment des conséquences. Pour quelqu'un qui adhère à cette éthique, il est primordial d'agir conformément à ses valeurs et convictions, même si cela mène à des résultats potentiellement négatifs. L'intégrité morale est donc au centre de cette approche.
L'éthique de la responsabilité, en revanche, met l'accent sur les conséquences de l'action. Une personne qui suit cette éthique doit prendre en compte les résultats de ses actes et adapter ses actions en fonction des effets qu'elles produisent. Cela implique une certaine flexibilité morale, où les principes peuvent être compromis pour éviter des conséquences désastreuses.
Max Weber ne présentait pas ces deux éthiques comme mutuellement exclusives, mais plutôt comme deux perspectives complémentaires. Selon lui, un responsable politique, et a fortiori un homme ou une femme d'État, doit savoir équilibrer les deux : agir selon ses convictions tout en prenant en compte les conséquences de ses actions.
Dans cette classification, les partis de droite, de centre-droit et de centre-gauche ont été rangés du côté de l'éthique de la responsabilité, tandis que les partis de gauche et d'extrême gauche ont été associés à l'éthique de la conviction.
Quant à l'extrême droite, elle est souvent associée à une éthique de la conviction, car elle tend à être guidée par des principes idéologiques rigides et absolus. Ces principes incluent généralement des idées telles que la primauté de la nation, la défense d'une identité culturelle perçue comme menacée et le rejet des idéologies libérales ou universalistes. Les mouvements d'extrême droite sont souvent portés par un engagement émotionnel fort et une croyance inébranlable en la justesse de leurs idées, même si cela entraîne des divisions sociales, de l'exclusion ou des conflits. Cela ne les empêche pas de faire preuve de cynisme, d'utiliser le mensonge, la manipulation et même la brutalité si cela leur est nécessaire.
De son côté, l'extrême gauche a toujours été soumise à une tension permanente entre idéalisme radical et pragmatisme stratégique.
Une analyse plus contemporaine de la politique pourrait conduire à faire la distinction suivante :
D'un côté, la politique n'est plus qu'une modalité pratique de l'idéologie, indifférente au réel, du moins dans le discours. C'est ce que l'on peut souvent observer dans les discours de La France insoumise (LFI). Cette organisation politique représente une extension du domaine de l'extrême gauche, qui, jusqu'à une période récente, voyait ses scores électoraux, tout cumulé, dépasser à peine 3 ou 4 % des suffrages exprimés. À ce niveau, cette sensibilité politique ne posait pas de problème dans la vie politique française. Il en va différemment lorsque cette sensibilité politique dépasse les 20 % à l'élection présidentielle.
D'un autre côté, la politique est réduite à une gestion comptable des politiques publiques à l'intérieur d'un cadre qui n'est jamais discuté et qui est donné comme définitivement acquis. Ce cadre est celui de l'économie de marché et de la répartition des richesses à l'intérieur de ce type d'économie. Cette façon de voir les choses n'échappe pas à la préoccupation idéologique, mais celle-ci n'apparaît pas distinctement dans la mesure où elle semble écartée au bénéfice d'une appréhension pragmatique du réel et de ses contraintes.
Sous la Ve République, la majorité, qu'elle soit de droite ou de gauche, se rangeait en général du côté d'une gestion comptable raisonnable des politiques publiques, et l'opposition, qu'elle soit de droite ou de gauche, se rangeait plutôt du côté de l'éthique de la conviction. Les deux camps échangeaient les rôles au gré des desiderata électoraux.
Il en va différemment depuis le 7 juillet dernier.
En effet, la domination de la gauche par LFI a entraîné celle-ci quasiment tout entière du côté d'une conception de la politique où l’action politique n'est quasiment plus qu'une modalité pratique de l'idéologie. L'extrême droite semble jouer la carte de la responsabilité dans le but de créer un effet de contraste, mais les observateurs avisés de la vie politique savent qu'au pouvoir, l'extrême droite ne pourrait résister à la tentation de mettre en œuvre ses convictions les plus radicales et les plus dangereuses pour la société française. Une fraction de la droite a déjà cédé à la pression exercée par les électeurs et a rejoint l'extrême droite.
Au centre, l'ancienne majorité présidentielle n'est plus en mesure de représenter le camp de la responsabilité, comme elle prétendait l'avoir fait depuis 2017.
Dans ce contexte, la France semble ingouvernable.
La gauche, arrivée en tête le soir du deuxième tour des élections législatives, même si elle est loin de représenter la majorité absolue à l'Assemblée nationale, a la responsabilité historique de débloquer cette situation. Cela ne peut passer que par une rupture avec cette radicalité de façade qu'elle semble avoir adoptée depuis l'annonce de la dissolution, et par l'invention d'une nouvelle pratique politique consistant, en partant du réel et en définissant clairement les objectifs poursuivis, à élaborer une stratégie dans laquelle la politique ne saurait être ni une modalité pratique de l'idéologie, ni une simple gestion comptable des politiques publiques.
Il s'agit de revenir à ce que doit être la politique, et ce qu'elle n'a plus été en France depuis trop longtemps, c'est-à-dire depuis l'émergence du fait présidentiel dans la vie publique, consécutive à l'élection au suffrage universel du président de la République, confortée - jusqu'à une période très récente - par le mode de scrutin législatif uninominal à deux tours.
Cette période, qui aura duré quasiment 60 ans, depuis l'élection pour la première fois du président de la République au suffrage universel direct en 1965, s'est terminée le 7 juillet dernier.
Nous sommes entrés dans une nouvelle période de l'histoire politique du pays qui devrait normalement conduire le peuple français et ses représentants à envisager rapidement le passage à la VIe République, laquelle ne pourrait plus fonctionner avec un mode de scrutin uninominal à deux tours.
En effet, pour aller au bout de cette rupture et revenir à une conception normale de la politique, le passage au scrutin proportionnel semble devoir s'imposer.
Puisque la situation politique appelle à une refondation de l'action politique, celle-ci pourrait débuter par un accord large entre les formations politiques pour s'engager sur cette voie. Une modification du mode de scrutin, suivie d’une refondation institutionnelle, constituerait le premier acte d'une réinvention de la vie publique du pays et, par là-même, à terme, du pays lui-même.
Cette voie de sortie de la crise pourrait sembler trop ambitieuse. Mais il faut bien considérer que la situation ne peut se satisfaire de petits accommodements et de pauvres bricolages.
Pour être à la hauteur de la France et de son histoire, il ne peut y avoir de sortie que par le haut.
Les représentants du peuple en sont-ils encore capables ?