Cela porte un nom en psychiatrie : trouble dissociatif de l’identité. Un exemple tout frais nous en est fourni par un ancien ministre espagnol notoirement compromis avec les milieux pétroliers, Miguel Arias Cañete, qui ne trouve pas incongru de présenter sa candidature au poste de commissaire européen à l’action pour le climat. Ce monsieur, si sa candidature est acceptée, ira donner des leçons de soutenabilité aux économies émergentes, dans une réédition de la parabole évangélique de la paille et de la poutre (Matthieu, 7, 3-5).
Une autre illustration de ce mal fort répandu parmi les experts et les dirigeants qu’ils conseillent nous vient de la démécologie, une discipline méconnue qui traite de l’évolution des effectifs populationnels et dont le pasteur Malthus est l’ancêtre tutélaire, lui qui prophétisait le conflit inévitable, en l’absence de contrôle des naissances, entre la logique arithmétique de la production des ressources (1, 2, 3, 4, 5, etc.) et la logique géométrique de la reproduction humaine (2, 4, 8, 16, 32, etc.). De même que Malthus, confiant dans la qualité supérieure de sa progéniture, s’accordait le privilège d’avoir trois enfants quand il préconisait d’imposer la chasteté au menu peuple, forcément riche en crève-la-faim mais pauvre en penseurs de sa stature, de même une association écologiste suisse, Ecopop, se permet, au nom de la préservation du bien-être autochtone mais sans en interroger l’empreinte environnementale globale, de soumettre à votation, en novembre prochain, un double projet de filtrage resserré de l’immigration aux frontières et de renforcement du volet planification familiale de l’aide confédérale aux pays en voie de développement.
J’invite les curieuses et les curieux à se rendre sur le site d’Ecopop pour mesurer la pertinence du néo-malthusianisme labellisé bio. Le logo d’Ecopop, comme tous les logos, a l’inconvénient de son avantage. Il frappe l’œil et fascine l’esprit par une mise en équation pré-résolue du réel. Plus d’écologie = moins de population. La formule, limpide, dispense de penser par soi-même dans la profondeur et dans l’étendue. L’aphorisme produit le même effet sidérant, surtout s’il est recyclé en slogan, comme le mot célèbre du général de Gaulle dont certains va-t-en-guerre, poussant à un engagement plus franc en Irak et en Syrie, se gargarisent : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. »
À gauche, le logo, donc, dans une police verte nature, comme de bien entendu, sur fond blanc pureté. En haut, le mot « ECO » surmonte un sourire se terminant par une flèche ascendante ; en bas, disposé symétriquement, un sourire inversé se terminant par une flèche descendante surmonte le mot « POP ». À droite du bandeau, la vision du globe tenu par une main blanche ( !) est centrée sur l’Afrique, histoire de bien signifier d’où vient le problème, qui le définit et à quelle immigration il faut s’attaquer. Le message est clair comme de l’eau d’Henniez : pour que l’écosystème reconstitue ses forces, il faut qu’une certaine population diminue, dans une proportion laissée à notre appréciation.
Une certaine population ? Oui, celle des pays en voie de développement qui bénéficient de l’aide suisse. Certes, et cela est souligné en caractères gras dans le projet de votation, il s’agit d’encourager la planification familiale « VOLONTAIRE ». En admettant que ce projet soit approuvé par une majorité de Suisses, ce qui est douteux, l’obsession démographique qu’il manifeste ne finirait-elle pas, à la longue, par conditionner le versement de l’aide à un contrôle accru des naissance ? Quel serait alors l’intérêt des états bénéficiaires ? Ceux-ci ne pourraient-ils pas être tentés, pour continuer de bénéficier de la manne helvétique, de forcer un peu la volonté des individus, que l’enfant soit désiré ou pas ?
C’est ici qu’il faut se demander si le problème est bien posé. La démographie des pays tiers est-elle réellement un enjeu écologique primordial en l’état actuel de la distribution des ressources et de l’espace habitable ? Si l’on en juge d’après l’empreinte écologique globale par tête de pipe établie en 2010 par le WWF, la minuscule Suisse fait partie de la tribu gargantuesque des avaleurs de ressources, son propre sol ne suffisant pas à satisfaire ses besoins croissants. Elle est au 18e rang, avec 5 hectares de terre par personne, soit moitié moins que le Koweit (un peu plus de 10 hectares par personne), confetti particulièrement vorace, mais deux fois plus que la Chine (un peu plus de 2 hectares par personne), pays dont c’est un peu court et surtout très hypocrite de dire, vu de loin, qu’il est l’ogre de la planète. Dans une interview donnée au Temps le 4 novembre 2011, Philippe Roch, ancien Directeur de l’Office fédéral de l’environnement, rappelait que « la Suisse consomme trois fois ce que son territoire peut produire ». Il en concluait aussitôt que le pays devait limiter davantage l’immigration. Conclusion erronée. Les immigrés visés - car la xénophobie manie le crible dans ses rejets - viennent de pays dont l’empreinte environnementale est nettement inférieure à celle des autochtones et si, par aventure, en s’installant en Suisse, ils rêvaient d’en atteindre le standard de vie insoutenable - mais rien ne prouve qu’ils fassent nécessairement ce rêve -, ils n’en auraient de toute façon pas, pour la plupart, les moyens, sinon à crédit. Quant à atteindre ce même standard en demeurant dans leur pays d’origine, cela n’est même pas envisageable, avec ou sans contrôle des naissances. Que des immigrés habitués à (sur)vivre de peu désirent s’installer en Suisse, voilà au contraire une excellente nouvelle, car le retour à une économie de suffisance leur sera plus facile à eux qu’aux autochtones. Ne fût-ce que pour cette raison-là - soyons un brin cynique -, les Suisses, et les autres gloutons circonvoisins, devraient leur faire bon accueil, comme à des gens plus avancés sur le chemin de la vertu écologique. Et s’il fallait une autre raison, la morale la leur dicterait, la morale du « j’assume les conséquences de mes actes jusqu’au bout », car les Suisses consomment leur terre et bien plus que leur terre, et ce au détriment de ceux-là mêmes qu’ils trient à leurs frontières et bientôt, peut-être, dans leurs pays d’origine (après le contrôle des naissances, le contrôle intéressé des parcours individuels ?).
En somme, l’immigration légale - il n’est question que de celle-là dans le projet de votation - est une menace non pas tant pour le bien-être et la liberté d’épanouissement des habitants de l’un des pays les plus riches du monde, que pour leur tranquillité d’esprit, car elle leur présente la facture de cet engraissement parasitaire qu’ils prennent pour du confort. La Suisse manque de place ? Avec 194 habitants au km², c’est le Rub’ al Khali comparée à Singapour, qui affiche une densité de 7 126 habitants au km². Que les Suisses reprennent donc leur cadastre et regardent attentivement comment et entre qui se distribue la propriété privée. Ils découvriront peut-être que ceux de leurs compatriotes qui sont les plus acharnés à défendre l’espace vital helvétique sont ceux-là mêmes qui vivent le plus au large et dont l’accaparement condamne les moins nantis, nationaux ou étrangers, à se disputer les rogatons. S’il fallait exercer un contrôle strict des naissances, les Suisses seraient bien avisés de se l’appliquer d’abord à eux-mêmes, car si peu nombreux qu’ils soient, ils sont grandement nuisibles pour la planète (et les Français ne sont pas très loin derrière dans ce triste palmarès). 1,4 enfants par femme, c’est encore trop si junior n’aspire qu’à faire mieux, c’est-à-dire pire que ses parents.
Depuis un siècle et demi que l’Occident impose sa loi de plomb au reste du monde, on attend toujours qu’émerge de son sein une génération qui justifie et rachète par sa hauteur de vue son leadership brutal. Bizarrement, cela bouillonne davantage dans les pays tiers, lesquels, pour être tiers, n’en représentent pas moins les trois-quarts de la population mondiale et souffrent de moins en moins que les pillards que nous sommes, directement ou indirectement, s’entendent pour décider à leur place de ce qu’ils doivent faire pour la planète, sans gêner le pillage institutionnalisé.