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Billet de blog 2 février 2017

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La terre ancestrale

L’histoire de l’expansion humaine est celle des généalogies contrariées, des bifurcations soudaines, des accointances fortuites, des intrications indémêlables. La terre ancestrale ne ressemble en rien à la « terre gaste » du patriotisme, meublée de pauvres souches stériles, mais à un sol forestier où tout se tient, s’entretient solidairement.

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Illustration 1
Virgile dans l'arbre de Jessé, Ms. Helmst. 568, f. 6 v., bibliothèque "Herzog August" de Wolfenbüttel (XIIIe siècle)

« Le bourgeois de Paris jouit tous les matins en regardant ses meubles. Ce serait là la base de son patriotisme. »
Frédéric Stendhal

L’histoire de l’expansion humaine, s’il fallait n’alléguer pour preuve mythique que les seules tribulations d’Abraham, est celle des généalogies contrariées, des bifurcations soudaines, des accointances fortuites, des intrications indémêlables. La terre ancestrale ne ressemble en rien à la « terre gaste » du patriotisme, meublée de pauvres souches stériles, mais à un sol forestier où tout se tient, s’entretient solidairement, s’associe, s’épaule, se complète, drageonne sous terre, se marcotte en surface, se sème à tout vent, au mépris des barrières taxonomiques. Dans la nature, il n’est jamais de frontières qu’apparentes, de vides que provisoires, de séparations que ruses d’accouplement. En vérité, rien n’est moins enraciné, rien n’est moins inhospitalier qu’un arbre. Les incessantes priapées et accolades dans les futaies sont la vie du monde tel qu’il est et dont nous serions malavisés de nous dissocier. Comme l’écrit Boris Cyrulnik, les êtres vivants sont le produit toujours renouvelé d’une « transaction » entre ce qui repose au fond d’eux, leur héritage, et ce qui se déploie autour d’eux et les métamorphose.    

En vertu de quelle défaillance interne est-il si difficile au citoyen de distinguer son territoire des champs de mort patriotiques ? Comment peut-on rester viscéralement attaché à la terre de ses ancêtres quand celle-ci a été tant de fois retournée que toutes les traces se recouvrent les unes les autres ?

La généalogie christique, qui remonte jusqu’à Jessé, père de David, est emblématisée par un arbre bizarre où perchent de graves hiboux auréolés et barbus. Transplanté dans le domaine profane, l’arbre généalogique se complexifie. Il devient fractal ; il se reforme sans cesse dans ses terminaisons, telle une rosace flamboyante laissée à l’état sauvage. Une imagination romanesque fera jaillir une Brocéliande de son tronc unique et prêtera l’oreille aux légendes qui naissent d’un frôlement de branches dans un coin sombre de la frondaison.

Le patriote, quant à lui, manque cruellement d’imagination. Par égard pour le roman national, il tolère un mythe qui donne à son peuple pour ancêtres des enfants élevés par une louve et un pivert, mais, pour son propre récit, il exige une succession claire, sans lacunes ni extrapolations fantastiques. Son arbre généalogique doit être d’une seule essence et taillé ras. En somme, plutôt qu’un arbre, il veut une souche. Seule la poussière irrigue la vieille aorte momifiée chère au citoyen de souche.

La régression clanique de nos sociétés hyperviolentes nous a rendus accrocs à notre rail de poussière ancestrale. Si les puissants ancêtres de Jésus sont auréolés et barbus, ce n’est pas pour qu’on leur voue un culte, n’étant ni pires ni meilleurs que nous, mais pour qu’on joue au disque avec leur auréole et qu’on leur tire la barbe, car ils ont bâti la société qui a crucifié leur descendant. Si nous nous laissions moins abuser, sous prétexte d’antiquité, par les barbes et les saintetés chéries des castes et des familles, nous adresserions mieux nos dévotions dans la vie présente.

Renversons nos lares ! Ventilons leurs mânes ! Foulons aux pieds leurs restes persistants ! Pilons le reliquat dans des mortiers ! Ce n’est pas là tuer nos morts une deuxième fois, bien au contraire. L’irrévérence les lave de tous ces soins hypocrites qui les ont forcés à servir de caution à nos lâchetés. Le défi et l’insulte tirent le fantôme du Commandeur de sa tombe et le requinquent pour un nouveau sermon. La vénération voudrait plutôt l’y maintenir, empilant dalle sur dalle – on ne sait jamais, des fois qu’une vapeur accusatrice sortirait de terre.

Les gardiens de la mémoire irlandaise n’ont pas craint de défier leurs morts. Au IXe siècle de l’ère chrétienne, alors que les roitelets d’Érin étaient occupés à s’entretuer et les monastères à remplir leurs coffres des fruits de leurs rapines, les Norvégiens débarquèrent. La veille encore, ces voisins du Grand Nord venaient en marchands. Ils revenaient en guerriers. Après avoir traîné leurs embarcations à terre, les Vikings, hommes méthodiques, bâtirent le camp fortifié de Dubh Linn, « L’Étang noir ». De là, ils rayonnèrent dans toutes les directions, par petits groupes surarmés. Ils mettaient à rançon seigneurs et abbés, quand ils ne se servaient pas eux-mêmes. L’un de leurs chefs, un certain Turgeis, bien renseigné sur l’opulence de l’Église irlandaise, cibla tout particulièrement Armagh, point G de la Chrétienté celtique, centre d’études et de copie fameux dans tout l’Occident. L’endroit fut pillé de fond en comble. Les moines, plus chatouilleux encore à l’endroit de la renommée qu’à celui de la bourse, nous ont laissé la revue indignée des diableries que les Norvégiens y auraient perpétrées. L’infamie ayant corrompu jusqu’au sol lui-même, nombre de clercs déracinés choisirent de se replanter sur le continent, qui à Liège, qui à Laon, qui à Reims. Ils n’étaient pas à proprement parler des exilés, car un exilé entretient l’espoir du retour et conserve le goût de la terre de ses ancêtres, ils étaient des apatrides.

Un tel arrachement ne se fit pas sans douleur, loin de là. Il s’accomplit tout de même. S’ils s’installèrent dans le domaine franc, les fugitifs ne se sentirent pas Francs pour autant. Ils avaient compris que la fibre nationale n’est pas un nerf lyrique mais un nœud coulant. L’obligation d’allégeance, qu’ils rencontraient partout, leur inspirait la passion de l’allègement. Il fut décidé, dans l’assemblée invisible de leurs esprits flottants, que leur nouvelle patrie serait la culture, ce continent à la dérive où la paternité est un conseil, la suzeraineté une reconnaissance, le vasselage un apprentissage, la foi une interrogation, la loi une discipline choisie. Jusqu’aux invasions scandinaves, ils avaient abondamment copié et diffusé les œuvres des auteurs anciens ; ils étaient fiers, alors, des rendements de la redite. Péché d’orgueil. Du moment qu’ils ne possédaient plus rien qu’en souvenir, du moment qu’ils n’appartenaient plus qu’à eux-mêmes, ils pouvaient posséder ces mêmes œuvres, charnellement s’entend, avec cet appétit de tendresse et de saccage qui caractérise le coït. Ayant rompu avec leurs propres ancêtres, ils n’étaient plus tenus de respecter les puissances tutélaires de la littérature.

La révolution intellectuelle de la période carolingienne, révolution critique, est l’ouvrage, pour l’essentiel, de ces apatrides polyglottes. Elle est la conséquence d’une ruine et d’un divorce.

« Âpre est le vent ce soir,
Il chasse les cheveux blancs de la mer.
Ce soir, je ne crains pas les cruels guerriers de Norvège                                                     
Qui harcèlent la mer d’Irlande. »

Voilà ce qu’on trouve dans la marge d’un manuscrit écrit de la main d’un clerc irlandais. Ces « cheveux blancs », ce sont ceux du vieil âge patriotique, des vieux postiches littéraires. Nulle nostalgie dans cette évocation du pays natal, mais le soulagement d’en être libéré. Libération partielle. Les racines ne sont pas de ces serres qui relâchent leur étreinte à la première tentative de dégagement de leur proie. Les racines de l’Irlande celtique se continuèrent dans les volutes tarabiscotées des lettres ornées des manuscrits. Elles ne purent, cependant, s’y redéployer à leur aise car, apprivoisées en motif, elles quittaient peu à peu le plan du souvenir pour rejoindre celui de la fantaisie. L’Irlande n’était plus, mais elle était partout, recroisée avec de multiples influences. C’était être autrement, c’était être plus sûrement, face à tous les « cruels guerriers » du monde.

Tout phénomène migratoire est vecteur et facteur d’angoisse, mais il peut être aussi l’occasion, de part et d’autre des lignes imaginaires, de rebrasser les cartes, d’abattre les clôtures mentales. À condition, cependant, qu’il s’envisage comme la rencontre de deux hospitalités, celle de qui reçoit et celle de qui pousse la porte, ce que suggère le double sens du mot hôte en français. 

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