« La haine est la vraie passion primordiale.
C’est l’amour qui est une situation anormale.
C’est pour ça que Christ a été tué : il parlait contre nature. »
Umberto Eco.
L’homme se tue à comploter contre lui-même. Le Christ l’avait compris et avait entrepris d’y remédier en prêchant au rebut de l’humanité, aux sourds, aux aveugles, aux hémorroïsses, aux épileptiques, aux lépreux, aux paralytiques, à tous ces parias que leurs démêlés constants avec la vie empêchaient – et empêchent encore – d’intriguer à grande échelle contre leur prochain. « Le ciel, leur disait-il, est votre trésor. » Il faut être déjà à demi mort et flottant entre deux mondes pour s’en aller pêcher les pépites du ciel. Le rabbi des pauvres s’en doutait bien. Sa doxa à l’usage des faibles Terriens tenait en peu de mots : « Aimez-vous les uns les autres. » Aimez-vous les uns les autres. La formule est trop simple pour être honnête. Quoi ? Tolérer la laideur, si elle garde ses distances, passe encore, mais sourire aux grimaces cinglantes de nos tortionnaires, jamais ! Comment peut-on se dépouiller, au pied de la croix du martyre, de ce dernier réconfort, la haine ? Et puis, il y a bien pire que l’humanité grimaçante, il y a l’humanité lisse, qui grimace au-dedans. Il faut se mentir à soi-même pour préférer celle-ci à celle-là.
Par un transfert propre au métabolisme social qu’on n’hésitera pas à qualifier de pervers, le clochard se retrouve à porter sur son visage notre laideur d’âme. Il cloche pour les infirmes que nous sommes. Il n’y a pas de disgrâce heureuse, de laideur admirable. On n’est pas beau dans la misère. L’oxymore est ici impraticable. Saint François d’Assise était fils de banquiers. Il eut beau se noircir les ongles, il eut beau cultiver la squame verruqueuse comme d’autres entretenaient leur teint à la céruse, il eut beau s’acoquiner avec les rats et les chiens errants, il ne parvint pas à attirer à lui la gent des va-nu-pieds. Celle-ci avait ses propres confréries. Les premiers compagnons de François furent ses frères de classe, qui avaient reniflé un pair. Le succès de la réforme franciscaine s’explique par le fait qu’elle a redonné du crédit à la richesse. À moins que les riches n’aient voulu spéculer aussi sur les pépites du ciel…
La misère du clochard est repoussante, mais c’est un repoussé de notre vénalité. Sa couperose est notre vergogne, ses hématomes sont notre pourriture, son prognathisme, notre boursouflure, son dérangement, notre folie. Ce n’est pas assez de dire que le clochard nous démasque. Il nous attaque. Sa vinasse est un décapant. Aimons-le comme il faudrait aimer une doublure que notre lâcheté destine à prendre les coups qui nous reviennent ; aimons-le d’un amour narcissique. L’aumône que nous lui faisons, à bien y regarder, nous paie un salaire de vérité.
Les trognes labourées de la mendicité nous informent sur le degré d’avancement des multiples difformités que nous développons simultanément. Pourtant, nous leur prêtons rarement attention. Un puits de science qui pue la pisse et la vinasse, cela se visite à distance. On croit l’avoir sondé à fond pour l’avoir furtivement humé en passant. Où apprend-on à se précautionner de la sorte, car il faut bien que cela s’enseigne quelque part, l’homme n’étant pas porté naturellement à l’hygiénisme ?