L’autre jour, au fond d’un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron.
Que pensez-vous qu’il arriva ?
Ce fut Voltaire qu’on moqua.
Un serpent, sauf preuve contraire,
Cela mord, mais ne pique guère.
Pourquoi partir d’une épigramme de Voltaire, irrévérencieusement détournée, pour évoquer les sondages ? Parce que le mordant souvent sans nuance de Voltaire me fait songer à celui de certains de nos polémistes mondains, très friands de sondages et, plus généralement, de statistiques, qu’ils décochent en traits assassins en direction des asticoteurs coriaces, pourtant fort rares dans les milieux qu’ils fréquentent. Ce n’est jamais très bon signe quand un homme de lettres adosse son argumentation à des chiffres qui parleraient pour lui et mieux que lui. Les chiffres parlaient à Pythagore, mathématicien et chef de secte (ne pas oublier ce volet mystique de sa personnalité). Il s’en faisait des constellations pour éclairer ses nuits. Pour ma part, je vois en eux des signes conventionnels qui, à l’instar des lettres, ne signifient rien intrinsèquement, mais commencent à parler dès lors qu’ils se lient en une ou plusieurs formules. 60 % de ceci, 8 % de cela, ce ne sont pas des formules, ce sont les bredouillis d’une pensée agrammaticale.
Dans un article récent, Michaël Hajdenberg évoque la manipulation tendancieuse d’un sondage par le JDD. Et tous les commentateurs de pousser des cris d'orfraie, même s’ils n’en attendaient pas moins du JDD. Mais cela en valait-il vraiment la peine ? Un sondage, c’est un jet de sonde. La sonde, par définition, mesure la distance du point d’impact à la main qui la tient. Tout ce qu’il y a autour de ce point est terra incognita, à moins qu’on ne fasse un sondage minutieux de sa périphérie, ce qui n’est pas la préoccupation des aventuriers. Autrement dit, un sondage n’établit qu’une carte en pointillés qui se complète par extrapolation. Cette évidence posée, on peut s’interroger sur la flottabilité d’une pensée politique qui naviguerait avec cet unique et rudimentaire instrument.
Rudimentaire ? La technique sondagière a fait des progrès, tout de même, me direz-vous. Elle dispose de nouveaux outils. Je doute que cela suffise à transformer les instituts de sondage en oracles savants. Un progrès scientifique mène de front progrès technique et progrès cognitif, or je ne sache pas que les sondeurs, depuis qu’on sonde les peuples, aient affiné leur approche des phénomènes complexes que d’obscurs chercheurs passent une vie entière à mettre au jour. Un sondage est dit ou se dit « représentatif » quand il dépasse un certain nombre de sondés et non parce qu’il prendrait en compte l’infinie diversité des conditions sociologiques. De la même manière, un homme politique se croit plébiscité parce qu’il a été élu par 90 % des deux pelés et trois tondus qui se sont traînés jusqu’aux urnes. Pour qu’un échantillon soit représentatif de la société française, il faudrait déjà qu’il existe une société française stable et transparente et que chaque sondé s’en réclame explicitement et en connaissance de cause.
En connaissance de cause… Les gros mots sont lâchés. En vérité, ce n’est pas même une opinion que recueille un sondage, l’opinion témoignant d’un degré de réflexion déjà élaborée, mais un avis en méconnaissance de cause, un ressenti à brûle-pourpoint, car ni le sondeur ni le sondé n’ont de temps à perdre. Et un avis sur quoi, au fait ? Écartons les sondages portant sur la qualité d’un service précis, dans un secteur d’activité précis, et concentrons-nous sur les sondages lourds d’implications qui alimentent les gros titres, tous journaux confondus. Les thèmes retenus sont souvent des thèmes essentiels (écologie, politique, santé, éducation, migrations…), mais leur formulation en questions chocs à destination du péquin pressé restreint considérablement le champ de la réflexion, pour autant que les sondeurs aient le souci de ménager une marge de réflexion. Un sujet ô combien épineux tel que le contrôle des flux migratoires se réduira à l’alternative : « Trouvez-vous qu’il y a assez ou trop d’immigrés ? » Le sondeur se gardera bien de manipuler positivement le sondé, à la façon du maïeuticien socratique. Il ne lui demandera pas de redéfinir les termes du débat, à côté des pistes suggérées ; il ne déplacera pas le curseur des conséquences grossièrement et immédiatement ressenties aux causes multiples et entretissées, lesquelles, parce qu’elles brossent un tableau beaucoup plus large et beaucoup plus profond, mettent en lumière la responsabilité individuelle dans les désordres collectifs et libèrent de la tentation d’accabler le « on », naturel catalyseur de toutes nos lâchetés. Non, le sondeur n’est pas un cartographe méticuleux qui nous aide à nous placer et à nous déplacer. Il fait un atlas de nos grimaces et un caractère de nos réactions épidermiques. Il travaille pour la violence politique qui, dans le poing levé, ne voit que le poing et veut nous faire croire qu’on frappe les esprits en frappant les gueules.
L’accoutumance au principe même du sondage a des effets sur notre appréciation des mouvements qui secouent les hommes. Car enfin, nous avons bien mieux qu’une sonde, nos cinq sens plus notre intellect, et nous en usons fort mal au quotidien, nous laissant aller, à partir des bribes que l’inachèvement de notre zombification nous permet encore de collecter, à des extrapolations dignes des sondeurs. Ainsi, dans le bus qui me conduit je ne sais plus où. Les transports en commun sont l’agora mobile où les hommes politiques modernes viennent maintenant prendre le pouls des vrais gens. Dans ce bus, à vue de nez, il y a de tout et en surnombre. Un échantillon « représentatif », donc. Derrière moi, deux étudiants au physique banal, en première année de je ne sais trop quoi, échangent sur le cours d’un de leurs professeurs, plutôt atypique. L’un des deux s’exclame : « Ouais, il est chiant ; parfois il s’arrête et nous oblige à penser. Au moins, au lycée, c’était simple. On pensait pour nous. Il n’y avait qu’à apprendre. » Devant moi, une fausse blonde sans âge - elle me tourne le dos -, habillée sobrement, discute familièrement de choses et d’autres avec le chauffeur. Soudain, alors que le bus est à l’arrêt devant un passage piéton, une jeune femme traverse précipitamment. Elle a quatre jeunes enfants. Elle est brune et a le teint hâlé d’une Italienne ou d’une Espagnole. À part cela, elle n’a rien de remarquable. Elle pousse d’une main un petit garçon et tire de l’autre un landau ou une poussette. Elle est très occupée par le garçon, qui a l’air agité, et semble oublier ses deux autres enfants, laissés derrière, qui hésitent à traverser et auxquels le chauffeur fait un signe d’encouragement. La femme du bus interrompt soudain sa conversation avec le chauffeur et lâche, à la cantonade : « Il faudrait leur couper les allocations à ces gens-là. » Le chauffeur, gêné je crois, sourit au vide et se tait. Mon cerveau, dans la foulée de ces deux séquences successives, s'abandonne aux facilités du raisonnement inductif : ce minuscule échantillon de bêtise, recueilli auprès de gens ordinaires, parle pour tous. Conclusion facile. Pourtant, aujourd’hui, avec le recul, je me dis que ce qui est le plus notable et le plus riche d’enseignements, dans cette tranche de vie, c’est l’écrasant silence - complice, indigné, indifférent, je l’ignore - des consciences circonvoisines. Je n’étais pas le seul à écouter malgré moi ces âneries, mais, en définitive, personne n'aura réagi, soit en protestant, soit en approuvant.
Ce silence-là mériterait peut-être d’être sondé. Non pas sondé, mais éclairé, car il préfigure un âge sombre.